Le Temps

La Callas, fantôme exquis de l’opéra

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A Genève, le Ballet du Grand Théâtre poursuit l’ombre de la diva. Avec «Callas», la chorégraph­e allemande Reinhild Hoffmann invite jusqu’au 17 octobre à une plongée brillante de l’autre côté du miroir

Dites Callas et sentez-vous défaillir. A l’Opéra des Nations, les danseurs du Ballet du Grand Théâtre poursuiven­t l’ombre de Sophia Cecelia Kalos, cette fille tourmentée que le chant console, ce coeur tremblant qui ne s’accorde que dans la fréquentat­ion de Violetta ou d’Eurydice. Sauf que dans Callas, il ne s’agit pas de ramener à la lumière l’idole disparue en 1977 à Paris. Mais de détricoter sa camisole de force glorieuse, de mettre à nu le corps adulé et supplicié de l’artiste, d’exposer, par-delà les flashs de la légende, l’ambivalenc­e d’un métier qui déchire et recoud ses héros.

Car tels sont l’audace et le brio de Reinhild Hoffmann, cette grande dame de la scène allemande qui d’une pièce fait un jeu de piste: sa Maria Callas est un trompe-l’oeil, l’occasion rêvée d’inventorie­r la matière de nos fantasmes de théâtre, de démonter, sur un mode ironique et perçant, le monde du spectacle, d’en éplucher l’envers.

La Callas

– la vraie, celle que les disques immortalis­ent – chante Lady MacBeth, cette ardente qui pousse au crime

Une pièce politique

Sa Callas, qui voit le jour en 1983 en Allemagne et qu’elle recrée aujourd’hui à Genève avec le Ballet du Grand Théâtre, est de ce point de vue une pièce ethnologic­o-humoristiq­ue, c’est-à-dire politique à sa façon.

Plaisir de la démythific­ation: le prologue donne le ton. Sur la scène, une moquette rosâtre d’opéra. A l’horizon, un rideau pourpre, flanqué à droite et à gauche de portes donnant sur les coulisses. Dans l’air, le bruissemen­t d’une salle avant l’extase du soir. Ça papote, ça s’agite, ça s’excite. Entre alors un essaim de garçons et de filles en rouge, habilleurs de vedettes, portant à bout de bras des bustes blancs, comme on en trouve chez la couturière.

La vedette, c’est peut-être elle, cette reine de la nuit qui prend ses aises à petits pas, là maintenant, escortée par un chef d’orchestre élastique.

Une main dans une bassine de sang

Si Callas séduit autant, c’est qu’elle est joueuse à l’image de ce préambule. Le choeur des habilleurs s’est éclipsé. Le rideau du lointain s’est entrouvert et la diva a salué sous les applaudiss­ements. Fin du premier chapitre. Mais voici qu’une main baladeuse se glisse dans le cadre de scène du fond, qu’elle trempe ses doigts dans une bassine de sang, ah, ah, et qu’elle en badigeonne des escarpins.

La Callas – la vraie, celle que les disques immortalis­ent – chante Lady MacBeth, cette ardente qui pousse au crime. Sur scène, l’héroïne déambule en somnambule majestueus­e, tire le rideau du fond et en fait surgir une phalange de cavaliers en smoking. Ils tombent, mouches tragiques comme chez Verdi et Shakespear­e, exécutés par l’infernale Lady. Nouvelle ovation.

Le spectateur, ce pantin

L’intelligen­ce de Callas, c’est sa constructi­on filée, le plaisir de la couture, de l’écho d’un morceau à l’autre. Reinhild Hoffmann se penche sur ces violences minuscules ou colossales qui sont l’ordinaire d’une vie d’interprète. Tenez, cette scène où des dresseurs de cirque tentent de dompter, à la trique, des voltigeuse­s. Tenez encore, ce moment formidable où une Callas satinée de blanc courtise un spectateur assis en fond de scène face au rideau, l’arrache à son siège, pour l’entraîner dans un pas de deux endiablé. Cet élu est en réalité une marionnett­e, comme pour suggérer une captivité commune, celle de l’esthète engrené dans ses routines et celle de l’artiste enchaîné à son idéal.

Callas est l’histoire d’un noeud: la scène est une drogue, elle élève

«Callas» met à nu le corps adulé et supplicié de l’artiste, expose, par-delà les flashs de la légende, l’ambivalenc­e d’un métier qui déchire et recoud ses héros

et détruit dans le même mouvement. Reinhild Hoffmann raconte cela en enfant de l’après-guerre, en cousine aussi de Bertolt Brecht et de René Magritte: elle exhibe le cadre de l’illusion lyrique, histoire de suggérer, sous le falbala, des douleurs sans nom.

Dans la plus belle scène de la soirée, Eurydice déploie une traîne de fiancée éternelle, escortée par un cortège de soupirants. La voix de la Callas vous envoûte alors comme le voile de l’héroïne enveloppe sa suite. Dans cette nasse, des couples dansent comme des spectres. C’est un bal masqué miniature. Quelque chose de très ancien remonte ainsi des enfers: l’exquise douleur d’être possédé.

 ?? (GREGORY BATARDON) ?? Les danseurs du Ballet du Grand Théâtre dans la plus belle scène de «Callas». Eurydice possédée envoûte sa suite.
(GREGORY BATARDON) Les danseurs du Ballet du Grand Théâtre dans la plus belle scène de «Callas». Eurydice possédée envoûte sa suite.

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