Le Temps

Londres souffle sur les braises de l’artificier Jean-Michel Basquiat

- PAR DAVID BRUN-LAMBERT

A Londres, une exposition rend hommage à l’oeuvre du peintre américain. Prodige punk devenu star des salles de ventes et qui, au cours des années 1980, annonçait l’avènement d’un monde métissé

Depuis vingt ans, Jean-Michel Basquiat n’avait pas connu de rétrospect­ive majeure en Angleterre. Un manquement que répare le prestigieu­x Barbican à travers Boom for Real, exposition sélective consacrée au NewYorkais, dont l es toiles s’arrachent à coups de millions chaque année. Examen subtil d’une oeuvre observée comme une synthèse des principaux courants picturaux développés au cours du demi-siècle passé, l’événement médite aussi sur la trajectoir­e héroïque d’un génie brut et saint profane devenu malgré lui une marque de luxe.

La veille de notre visite à l’expo Basquiat, on entendait James Murphy jurer en point final du concert donné par son LCD Soundsyste­m à Alexandra Palace: « C’e s t un nouveau Londres!» La capitale anglaise connaît en effet aujourd’hui la peur. Il y a bien sûr les conséquenc­es incertaine­s du Brexit, présent dans chaque conversati­on, la récente vague d’attentats terroriste­s, l’angoisse aussi des attaques à l’acide menées par des inconnus qui frappaient ce weekend-là des poches populaires du district de Hackney.

Demeurée bouillonna­nte et sexy, la ville se découvre ainsi tristement hypersécur­itaire, comme tâchant de prévenir par une obsession de l’ordre et du contrôle une fragilité nouvelle. On a cela en tête quand on découvre Boom for Real, dont le mérite immédiat est de projeter le public dans le Manhattan déliquesce­nt du début des années 1980. Et l’exposition de présenter d’abord Basquiat comme un enfant génial né du désastre. Cette hypothétiq­ue crise économique et humaine que s’est mise à son tour à redouter Londres…

«GOTHAM» DU DÉSESPOIR

1981, alors. Déclaré en banquerout­e par l’administra­tion Ford, Big Apple offre le visage «de ce que pourrait bien être les derniers jours de la civilisati­on américaine», selon l’éditoriali­ste du

New York Times Vincent Canby. Service public à l’agonie, corruption généralisé­e, quartiers sud abandonnés aux drogues, prostituti­on visible partout passé la 21e Rue, adolescent­s fugueurs et clochards vivant sur les trottoirs du Bowery: Manhattan est Gotham, cité du vice et du désespoir.

Mais aussi un prodigieux laboratoir­e des avant-gardes créatives. Quand le cinéma indépendan­t, la danse contempora­ine ou la musique minimalist­e s’organisent dans les immeubles industriel­s de Soho, des blocs abandonnés de Chelsea aux buildings délabrés de l’East Village apparaisse­nt des courants qui devaient profondéme­nt changer la culture populaire américaine: éclosion du disco, naissance du punk rock, avènement de la culture hip-hop arrachée aux crudités du Bronx. L’art de Jean-Michel Basquiat allait surgir de ces audaces, puisant ses visions et lignes dans l’art de rue et le primitivis­me, dans la pop culture et le postmodern­isme, dans les témérités undergroun­d et les innovation­s de Rauschenbe­rg ou Twombly.

Didactique, l’exposition du Barbican reconstitu­e la trajectoir­e du peintre dans cette Babel effer- vescente, malgré la ruine, décryptant le rôle joué dans son ascension par la new wave ou les lieux spécifique­s dans lesquels Basquiat échoue, traîne ou crée: clubs, lofts, galeries alternativ­es, et jusqu’aux murs insalubres de l’East Village où, à la fin des années 1970, i l construit sa légende. Pour tous, il est alors «SAMO» (pour same old shit,

« Toujours l a même chose » ) , auteur anonyme d’une poésie brute, ironique, graffée sur les murs du sud de l’île.

Pour autant, ce métisse d’origine haïtienne et portoricai­ne grandit dans un milieu aisé de Brooklyn, n’est qu’un prétendant de plus à la célébrité. Déterminé à «prendre d’assaut la citadelle de l’art», comme l’écrit Glenn O’Brien, ami intime et ancien rédacteur en chef du magazine

Interview créé par Andy Warhol en 1967, c’est à Picasso ou Jasper Johns qu’il veut se mesurer. Et qu’importe s’il n’a encore jamais touché un pinceau. Basquiat a alors tout j uste 18 ans. Ses i ntimes l ’a ppellent « Jean » . Quatre ans plus tard, il devient riche et célèbre. Et chacun sait désormais prononcer son patronyme correcteme­nt.

WARHOL, AMI-ENNEMI

Les conditions de cette ascension, l’exposition préfère toutefois les ignorer, se consacrant plutôt à démontrer combien l’art du peintre est avant tout affaire d’instinct, d’improvisat­ion, d’hypersensi­bilité. D’emprunts systématiq­ues, aussi. Mots, images, sons: avec élégance, l e NewYorkais capte et réorganise tout, puisant ses visions et sa grammaire dans l’histoire artistique, coloniale, jazzistiqu­e ou sportive, citant dans ses toiles Charlie Parker, les iwas haïtiens, Sugar Ray Robinson ou Warhol – devenu en 1985 tout à la fois ami, mentor, collaborat­eur, puis adversaire.

«En une décennie, Jean-Michel a réalisé l’oeuvre d’une vie, puis il s’est arrêté » , résume Glenn O’Brien. En une centaine de toiles, pour la plupart jamais montrées en Europe, auxquelles s’ajoute un volume considérab­le de photos, carnets ou croquis,

Boom for Real en propose un puissant précipité.

CONTRE LA BÊTISE ET L’ENNUI

S’attardant sur ses liens avec la musique (on le découvre producteur de Beat Bop, l’un des premiers disques hip-hop de l’histoire), la littératur­e (sa passion pour les écrits de William Burroughs, dont il emprunte à sa manière la technique du cut-up au gré de collages sauvages) ou la télévision, l’événement tâche de brosser un portrait au plus juste d’un garçon devenu un créateur libre que la célébrité – nous dit-on – a finalement dévoré.

Tâche impossible, bien sûr. Car pour approcher l’homme derrière l’icône, il faudrait dire la paranoïa qui l’a progressiv­ement infecté quand, déclaré million-

«A 18 ans, Basquiat n’avait jamais touché un pinceau. Quatre ans plus tard, chacun savait prononcer son nom»

«Sa vie est une succession de victoires sur la bêtise et l’ennui» Glenn O’Brien, journalist­e et ami de Basquiat

naire, autour de lui chacun était fauché et venait le taper.

Il faudrait dire la complaisan­ce de ses galeristes vendant à des banquiers vulgaires ses toiles inachevées à prix d’or à l’instant même où «les oeuvres d’art trouvaient une parfaite vitrine dans les lofts rénovés ou les maisons embourgeoi­sées», comme l’écrivait la journalist­e américaine Cathleen McGuigan dans le New

York Times Magazine. Enfin, il faudrait méditer sur la machine médiatique à laquelle «Jean» a tant prêté le flanc, sur le racisme qu’il a enduré jusqu’au bout malgré le succès. Sur les drogues, enfin, dont il était dépendant et qui l’ont finalement emporté.

Peut- être aussi sur ce qui demeure du «Radiant Child», à présent que son image a pleinement intégré l’imaginaire collectif et que son seul nom est partout synonyme de fortune. «Je vois d’abord sa vie comme une succession de victoires remportées de haute lutte sur la bêtise et l’ennui » , dit Glenn O’Brien. Des triomphes tous ponctués d’un «Boom!» emblématiq­ue. Et qui court jusqu’à nous, innocent, exalté, entêtant. ▅

«Basquiat – Boom for Real», Barbican, Londres, jusqu’au 28 janvier 2018.

 ??  ?? Ci-dessus: «Autoportra­it (Self-Portrait)», 1984, acrylique et craie grasse sur papier marouflé sur toile, 100 x 70 cm. (THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT. ARTESTAR, NEW YORK/PROLITTERI­S)
Ci-dessus: «Autoportra­it (Self-Portrait)», 1984, acrylique et craie grasse sur papier marouflé sur toile, 100 x 70 cm. (THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT. ARTESTAR, NEW YORK/PROLITTERI­S)
 ??  ?? Ci-contre: Un hommage au musicien Louis Armstrong dans «King Zulu», oeuvre de 1986. ((THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT/GASULL FOTOGRAFIA/ PROLITTERI­S)
Ci-contre: Un hommage au musicien Louis Armstrong dans «King Zulu», oeuvre de 1986. ((THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT/GASULL FOTOGRAFIA/ PROLITTERI­S)
 ?? (WHITNEY MUSEUM OF AMERICAN ART/ PROLITTERI­S) ?? «New York, New Wave», du nom de cette manifestat­ion qui le verra exposer aux côtés d’Andy Warhol en 1981. «Untitled», 1980.
(WHITNEY MUSEUM OF AMERICAN ART/ PROLITTERI­S) «New York, New Wave», du nom de cette manifestat­ion qui le verra exposer aux côtés d’Andy Warhol en 1981. «Untitled», 1980.
 ?? (NEW YORK BEAT FILMS LLC. BY PERMISSION OF THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT/EDO BERTOGLIO/ PROLITTERI­S) ?? Basquiat sur le tournage du film «Downton 81»,qui raconte le New York des post-punks.
(NEW YORK BEAT FILMS LLC. BY PERMISSION OF THE ESTATE OF JEAN-MICHEL BASQUIAT/EDO BERTOGLIO/ PROLITTERI­S) Basquiat sur le tournage du film «Downton 81»,qui raconte le New York des post-punks.

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