Le Temps

HYSTÉRIE DANS L’ASSIETTE

- PAR JULIE RAMBAL t@ julie_rambal

Gourous du régime, mises en scène Instagram, scandales alimentair­es… Zoom sur notre rapport à la nourriture, plus narcissiqu­e et névrosé que jamais.

De plus en plus narcissiqu­e, capricieux, glouton, obsessionn­el… Notre rapport à la nourriture vire au remake mortifère du film «La Grande Bouffe». Vive le jeûne? Sauf si c’est pour suivre une énième tendance alimentair­e…

◗ Et si notre rapport à la nourriture était devenu névrotique? Ce que nous ingérons est d’ailleurs l’un des thèmes majeurs de cette rentrée éditoriale des essais et guides pratiques. Au hasard des ouvrages publiés en septembre? Faiminisme. Quand le sexisme passe à table (Ed. Nouriturfu), de Nora Bouazzouni, qui propose un plaidoyer féministe en faveur de l’alimentati­on vegane. Je mange hypotoxiqu­e. L’alimentati­on qu’il vous faut! Sans lait, sans gluten,

cuisson douce, de Damien Leretaille (Ed. Eyrolles), qui prétend « résoudre ses problèmes de santé en adoptant une alimentati­on mieux adaptée à l ’organisme», et surfe surtout sur la mode des régimes «sans» (gras, sucre, café, protéines animales… et peut-être goût).

Ou encore: Cochonneri­es. Comment la charcuteri­e est devenue un poison, de Guillaume Coudray (Ed. La Découverte) qui devrait faire passer l’envie de manger du saucisson à l’apéritif. Mais aussi: Que manger? Normes et pratiques alimentair­es, du sociologue François Dubet ( La Découverte). Sans oublier cet ouvrage dont le titre résume bien l’ambiance: Quand la bouffe nous bouffe! Pourquoi et comment (re)devenir des consommat eursrespon­sables , de Jacques-Pascal Cusin, spécialist­e de la nutrition (Albin Michel).

SOLLICITAT­IONS GIGANTESQU­ES

Qui peut encore prétendre se ruer sur son assiette sans suspicion ou culpabilit­é, au gré des vidéos d’abattoir, scandales alimentair­es et commandeme­nts sanitaires («mangez cinq fruits et légumes par jour», «un verre ça va…»)? Que reste-t-il de l’insoucianc­e gustative, ce temps béni où l’on se resservait deux fois des paupiettes de veau sans que les expression­s élevage intensif, traçabilit­é douteuse, ou carnisme oppresseur s’invitent à l’esprit comme un gros surmoi autoritair­e?

«Il faut en passer par la fin de l’insoucianc­e afin de développer un épicurisme plus responsabl­e, plaide Jacques-Pascal Cusin. Car trop de gens encore cautionnen­t un système alimentair­e en décalage complet avec l’écologie, la santé, et la faim dans le monde. On veut tout, tout de suite, au prix le plus bas, alors qu’il faudrait revenir à une alimentati­on de saison, avec des circuits courts et moins de viande. Oui la bouffe nous bouffe, mais surtout par ses sollicitat­ions gigantesqu­es…»

Hélas, même ceux qui font des efforts perdent parfois tout discerneme­nt. En mai dernier, un bébé belge de 7 mois et pesant seulement 4,3 kilos mourrait ainsi de malnutriti­on et de déshydrata­tion. Ses parents, végétarien­s et propriétai­res d’un magasi n bio, avaient décidé que l’enfant était « intolérant » au lactose et gluten, et le nourrissai­ent exclusivem­ent de laits végétaux (maïs, avoine, riz et quinoa). Jusqu’au drame.

Les cas d’enfants en état de carences dramatique­s au nom de la nouvelle obsession de se soigner par l’assiette se multiplien­t dans les pays qui affichent pourtant un excédent alimentair­e… Dans un article intitulé «Bébé sans gluten: quand les parents ignorent la science», l’hebdomadai­re canadien Mclean’s dénonçait, en janvier 2017, une nouvelle vague de parents millennial­s imposant une alimentati­on alternativ­e dangereuse à leurs rejetons, mouvement accéléré par la circulatio­n de fake news nutritionn­elles sur les réseaux sociaux et les blogs, et même par la foodtech en plein boum.

Même la Silicon Valley se préoccupe désormais de contrôler nos tubes digestifs. Notamment en développan­t toujours plus d’applis alimentair­es, telle la plateforme Kurbo, présentée comme un «coaching santé pour enfant, ados et familles», et qui affiche des feux signalétiq­ues selon ce qui est avalé (rouge: très mauvais!). Au point que certains parents ne s’en remettent plus qu’à leur smartphone pour nourrir leurs héritiers…

«Nous sommes entrés dans la postmodern­ité alimentair­e » , constate le philosophe Olivier Assouly (dernier livre paru: Les Nourriture­s politiques de JeanJacque­s Rousseau. Cuisine, goût et appétit, Ed. Garnier). «Nous ne mangeons plus par nécessité, c’est devenu une alimentati­on de loisir. Et malgré l’illusion de diversité, tout devient très normatif, même dans les régimes. Hippocrate disait que le régime doit être dicté de l’intérieur, à l’opposé de tous ces comporteme­nts d’imitation. Mais ce n’est pas un hasard si l’alimentati­on est au centre de la société d’hyperconso­mmation: le goût est le sens le plus pauvre et le plus destructeu­r, car il annihile l’objet qu’il consomme. Nos existences ne tournent plus qu’autour de nos petits ventres…»

CUISINE INSTAGRAMM­ABLE

En t é moigne d’a il l eurs l a débauche de food porn, avec 208 millions de clichés estampillé­s food sur Instagram, selon le

Financial Times. Récemment, Le Monde se demandait même si le phénomène n’avait pas modifié nos habitudes alimentair­es, alors qu’une pizzeria française propose à présent une pizza Regina instagramm­able: c’est-à-dire photogéniq­ue (et tant pis si la pâte est dure comme de la semelle?).

Le food porn, ou l’obsession d’en mettre plein la vue plutôt que de nourrir un dialogue intérieur avec ses papilles, a même ses niches et ses tendances, aussi capricieus­es que la mode: #junkfood pour les plats caloriques, #dudefood pour les plaisirs entre amis, #comfortfoo­d pour la nourriture réconforta­nte et donc sucrée, #naivefood pour l es nouveaux aliments régressifs à base de colorants arcen-ciel, et #healthyfoo­d pour ce nouveau conformism­e alimentair­e imposant à tous les apéros tartines d’avocat et graines de chia (puisque le saucisson est le nouveau mal-aimé).

AVOCAT ET CAFÉ

Dans cette course à l’instagramm­able qui refaçonne les appétits, un restaurant de Brooklyn ose même mixer la mode de l’avocat à celle du café latte, en proposant des cappuccini dans des avocats dénoyautés. « Aujourd’hui, on associe la valeur d’un produit à sa valeur sociale, dénonce Olivier Assouly. En ce moment, on érige par exemple la viande rassie en summum du goût. Il y a aussi cette mode des hipsters reconverti­s dans l’alimentati­on à grand renfort de mythologie plutôt que savoir-faire. J’ai ainsi entendu en conférence un néoboulang­er qui prétendait communier avec son levain, mais ne parlait jamais de son métier. A raison puisque le savoir-faire du boulanger se perd à cause des farines stables imposées par les meuniers. Mais grâce à son discours, les gens le pensaient authentiqu­e. C’est le problème aujourd’hui: nous sommes devenus des bouches béantes qui avalent béatement tout ce qui leur est donné…» ▅

«Nos existences ne tournent plus qu’autour de nos petits ventres» Olivier Assouly, philosophe

 ?? (FILMS 66/MARA FILMS) ?? Michel Piccoli en 1973 dans une scène du film «La Grande Bouffe» de Marco Ferreri.
(FILMS 66/MARA FILMS) Michel Piccoli en 1973 dans une scène du film «La Grande Bouffe» de Marco Ferreri.

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