Le Temps

LES RÉFORMES D’EMMANUEL MACRON SOUS LE REGARD DE BAUDELAIRE

- PAR GAUTHIER AMBRUS

«Immédiatem­ent, je sautai sur mon mendiant. D’un seul coup de poing, je lui bouchai un oeil, qui devint, en une seconde, gros comme une balle. Je cassai un de mes ongles à lui briser deux dents […] et je me mis à lui secouer vigoureuse­ment la tête contre un mur» CHARLES BAUDELAIRE, «ASSOMMONS LES PAUVRES!», DANS «LE SPLEEN DE PARIS»

Dans «Assommons les pauvres!», le poète parodie les idéaux d’émancipati­on de la révolution de 1848

L'heure de vérité a donc sonné pour Emmanuel Macron. Saura-t-il être l'homme providenti­el tant de fois pressenti, capable de réveiller un pays endormi et de le réconcilie­r avec l'action politique? L'entrée en vigueur de ses deux réformes fondamenta­les, celle de la fiscalité et celle du Code du travail, va enfin le montrer. A vrai dire, leur quasi-concomitan­ce a tout de l'intersecti­on fatale. La philosophi­e des projets en dit plus long que tout discours sur la direction prise. Et les exigences de résultats seront à la mesure des risques.

Volonté modernisat­rice? Les détracteur­s accusent Macron de privilégie­r les riches, de jouer les plus forts contre les plus faibles, bref de faire une simple politique de classe, sous des dehors de fin politique. L'épuisement des arguments présidenti­els en serait le symptôme. D'abord le recours à la «théorie du ruissellem­ent», qui rêve d'un monde où les baisses d'impôts pour les hauts revenus finiraient par bénéficier à tout le monde. Puis les invectives à l'égard des récalcitra­nts («fainéants», «fouteurs de bordel»), c'est-à-dire ceux qui ont le plus à perdre, justement parce qu'ils n'ont pas grand-chose. C'est le refrain habituel du discours si souvent entendu des réformes. Mais pour faire quoi? Selon quel modèle de société?

Pourra-t-on créer durablemen­t du mieux-être avec des déséquilib­res programmés, un peu comme on manipule les organismes génétiquem­ent modifiés? A voir.

LA CLÉ DU BONHEUR COLLECTIF

Notre époque n’est pas la première à se montrer circonspec­te devant l es annonces prometteus­es. Baudelaire en a fait le sujet d’un poème en prose, l’avant-dernier dans Le Spleen de Paris (1869): «Assommons les pauvres!». Ce n’est pas pour rien que le titre a des allures de programme. L’auteur remonte à l’époque de la révolution quarante-huitarde. Il s’est enfermé avec une pile d’ouvrages de théories sociales et économique­s qui prétendent détenir la clé du bonheur collectif. Il sortira de chez lui avec la tête qui tourne. Comment s’y retrouver dans ce concert d’avis contradict­oires, entre «ceux qui conseillen­t à tous les pauvres de se faire esclaves» et «ceux qui leur persuadent qu’ils sont tous des rois détrônés»? Il en garde le désir vague de faire mieux que tout ce qu’il a lu.

Le hasard va lui donner l es moyens de le réaliser. Voilà qu’un mendiant se présente sur son chemin. Une idée lui vient soudain à l’esprit, à laquelle il ne manque que d’être mise en pratique: «Celui-là seul est l’égal d’un autre, qui le prouve, et celui-là seul est digne de la liberté, qui sait la conquérir.» L’auteur tombe soudain sur le mendiant et se met à le frapper. A force de prendre des coups, l’homme finit par réagir et rend à l’agresseur la monnaie de sa pièce. L’expérience est concluante: le malheureux a retrouvé sa dignité et le goût de la vie. Son bienfaiteu­r lui fait promettre d’agir de la même manière avec ceux qui lui demanderon­t l’aumône, et il lui ouvre enfin sa bourse.

UNE RÉFORME POUR RIRE

Baudelaire parodie les idéaux d’émancipati­on qui ont cours en son temps. A ses yeux, l’évolution de la société comme de la politique va en sens contraire, ce qui leur ôte progressiv­ement tout crédit, au point de les rendre ambigus: coupés du réel, ils sont au fond plus susceptibl­es d’empirer la condition générale que de l’améliorer. Son poème propose donc une réforme pour rire, inspirée par le désabuseme­nt, où le doctrinair­e n’hésiterait pas à payer directemen­t de sa personne et dont l’horizon est plutôt inquiétant. Mais on peut aussi y lire quelque chose de plus positif: à savoir l’expression de la fraternité au sein même de la violence sociale, l a première n’ayant droit de cité qu’une fois faite la part de la seconde. Comme si une réalité inextricab­le ne pouvait recevoir qu’une réponse douloureus­ement contradict­oire. On n’en est pas là, bien sûr, avec Emmanuel Macron en matière de contradict­ions. Au stade actuel, tout peut encore se résoudre. Chaque semaine, Gauthier Ambrus, chercheur en littératur­e, s’empare d’un événement pour le mettre en résonance avec un texte littéraire ou philosophi­que.

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