Le Temps

Boucles spatiotemp­orelles

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A la gare de Cornavin, à Genève, un fast- food va bientôt remplacer le buffet. Pour dire le moins, l'annonce a quelque chose d'un grand retour vers le passé, disons vers le début des années 1980 où ce genre d'événement pouvait encore avoir un air neuf? Autre boucle temporelle: La Poste vante en ce moment sur ses affiches le fait de pouvoir envoyer son courrier depuis l'épicerie du coin. Là, ce sont les années 1920-1930 qui s'invitent avec tout un décor de village champêtre. Les villes sont des millefeuil­les historique­s. Les humains aussi.

A l'Université de Genève, vendredi, Svetlana Alexievitc­h, Prix Nobel de littératur­e, s'est vu décerner, malgré son absence pour raisons de santé, un doctorat honoris causa saluant son oeuvre et son engagement en faveur de la justice et des droits de l'homme. De

livre en livre ( Les Cercueils de zinc, La Supplicati­on, La Fin de l ’ homme

rouge…), l'écrivaine biélorusse tend l'oreille aux récits des femmes et des hommes qui ont subi les fracas de l'histoire, sur le front ou depuis leur cuisine, dans leur chair toujours, témoins anonymes de folies qui les dépassent, qui nous dépassent encore. Ces souvenirs sont des sédiments d'époques recouverts par un présent oublieux. De ces paroles de douleur, banales et folles, Svetlana Alexievitc­h tisse des pans d'histoire émotionnel­le, cette histoire qui permet de lire le plus profondéme­nt en nous-même, et qui, sans l'écriture, s'évapore dans l'oubli.

Le plus difficile à cerner, le plus émouvant aussi dans la mise à nu de ces strates, ce sont l es i dées, l es croyances, les engagement­s qui n'ont plus cours aujourd'hui mais qui ont mobilisé hier, donné le la d'époques disparues. Alain Campiotti, dans La

Suisse bolcheviqu­e (lire en page 36), croise les destins de ces Suisses qui ont été portés par l'idéal révolution­naire, avant de payer, bien souvent de leur vie, leur aveuglemen­t.

Trois livres de Jérôme Meizoz sont réédités sous une couverture commune: Jours rouges, Père et passe et

Temps morts sont maintenant réunis sous le titre Les Précédents (Ed. d'en bas). Et c'est toute une démarche d'écriture qui prend une lumière plus forte. Dans chacun de ces récits, exhumant des malles du grenier, des papiers, des photos, l'écrivain fait le portrait d'un membre de sa famille, en Valais, et à travers eux d'une époque, de ses fièvres, de ses mots. Le grandpère, Paul Meizoz, militant socialiste engagé dans les luttes des années 19301950; le père, qui a perpétué le combat et qui entre dans l'effacement de l'âge; la tante, enfin, directrice de section de la JAC (Jeunesse agricole catholique), un mouvement qui a structuré les journées, les pensées de tant de jeunes filles dans les années d'après-guerre et dont il ne reste que des prospectus et des manuels empoussiér­és.

«L'homme est un site archéologi­que vivant», rappelle Jérôme Meizoz en citant Antonio Gramsci. Nous sommes tous «constitués de couches sédimentai­res», transmises par nos proches, qui eux-mêmes avaient reçu leur lot, plus haut dans la chaîne des génération­s. Le présent, si accaparant, s'invente, de minute en minute, à partir d'un substrat temporel dont la profondeur nous échappe. L'écriture, à la façon des pinceaux des archéologu­es, éclaire. Pour mieux comprendre et ne pas oublier.

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PAR LISBETH KOUTCHOUMO­FF ARMAN @LKoutchoum­off t

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