LES MYSTÈRES DE LOVECRAFT
Une somme fait le point sur l’auteur-culte de science-fiction.
Rarement un auteur aura autant été associé à son oeuvre, malgré lui. Mais le créateur du «Mythe de Cthulhu» revient en homme de son temps
L’image est tenace: Howard Phillips Lovecraft aurait vécu en reclus à Providence, dans l’Etat de Rhode Island, ne mangeant que de la glace à la vanille, ou presque. Un homme torturé, inquiet, qui a construit une cosmogonie remplie d’êtres aux noms imprononçables, de dieux anciens – et même très anciens – extraterrestres, tellement puissants que leur simple connaissance rend les hommes fous. Ils ont pour nom Cthulhu, «celui qui attend en rêvant», Nyarlathotep «le chaos rampant», Yog-Sothoth «le tout en un et un en tout » ou encore Shub-Niggurath «la chèvre noire des bois aux mille chevreaux»…
Peu de textes ont suscité autant de suiveurs et de pasticheurs, de plagiaires aussi. Ni autant de contresens, voire d’incompréhension. Dès sa mort, on a reconstruit l’oeuvre de Lovecraft, mais aussi sa vie, au point qu’il est difficile, entre la légende et l’histoire, de retrouver à la fois le créateur et ses créations. Une monographie collective bienvenue fait le point des recherches actuelles, sur l’homme, son oeuvre et son univers. L’ouvrage, dirigé par Jérôme Vincent et Jean-Laurent Del Socorro, est dense, mais ses 460 pages s’adressent aussi bien aux lecteurs expérimentés qu’aux néophytes. Signe des temps, les fonds pour l’édition de Lovecraft, au coeur du cauchemar ont été levés par un financement participatif. Signe de l’intérêt toujours grand porté à l’écrivain, le livre a été couvert à 545%.
Les mondes d’Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) empruntent au fantastique, à l’horreur et à la science-fiction, alors que lui-même se définissait comme un réaliste mécaniste. Loin d’un anthropomorphisme classique, il rend l’homme à sa petitesse spatiale, soulignant ainsi l’absurdité de ses actions et celle du monde. Il existe ailleurs des êtres gigantesques, inimaginables et indicibles. Ils constituent la réalité, qui est là sous nos yeux, mais que personne n’arrive à lire correctement, à l’exception des personnages lovecraftiens, pour leur plus grand malheur. C’est la mise en commun de connaissances éparses, la lecture d’ouvrages maudits, qui les conduit à découvrir certains détails de cette vérité, voire à rencontrer une de ces créatures. Leur destin est alors scellé dans la dépression, la mort, la folie ou la fuite sans espoir. C’est ce positionnement pascalien qui façonne le désespoir et donne à ces textes d’insupportables vertiges cosmiques.
REVUES BON MARCHÉ
Méconnu de ses compatriotes, Lovecraft n’a publié que dans des pulps, ces revues à bon marché d’avant-guerre, à la consommation aussi rapide que le prix était bas et à la durée de vie limitée. Il aurait très bien pu disparaître, comme la plupart de ses coreligionnaires du magazine Weird Tales. A peine décédé pourtant, son propre mythe se met en marche, notamment en France. Le pays est le premier à reconnaître l’importance de l’écrivain – comme elle l’avait fait pour son maître Edgar Allan Poe –, tout en adoptant de façon durable sa propre version de la légende. Pour ces premiers «découvreurs», il fallait que l’homme – «le plus grand artisan du récit classique d’horreur du XXe siècle» selon Stephen King – soit à l’image de ses créations, étrange, désespéré et cynique.
VIE ROMANCÉE
Au coeur de cette reconnaissance hexagonale de l’après-guerre se trouve Jacques Bergier, chantre du réalisme fantastique mêlant science et paranormal et grand lecteur de
Weird Tales. Sous sa plume, Lovecraft devient le «reclus de Providence», connaît plusieurs dialectes africains et ne mangerait que de la glace à la vanille (y a-t-il un sens mystique à cela?). Surtout, il est transformé en prophète, celui qui a compris les implications de l’univers, le tout sous-tendu par la publication de photos, toujours les mêmes, montrant le visage émacié de l’écrivain, sans émotion. En 1969, Les Cahiers de l’Herne proposent une première monographie sur Lovecraft, et entérinent en même temps son statut solitaire, sombre et torturé. L’image perdure dans une certaine vision toujours fantasmée de l’auteur.
En faisant le point sur les travaux actuels, ce nouveau recueil d’études poursuit le travail de redéfinition i nitié notamment par Michel Houellebecq dans son étude H. P. Lovecraft, contre le monde, contre la
vie et surtout ceux de S.T Soji, le nouveau gardien du temple, dont le travail d’étude et d’analyse est phénoménal outre-Atlantique. Elle présente un écrivain fan de science, plutôt pauvre, mais entouré d’amis, de correspondants fidèles notamment dans le monde effervescent du journalisme amateur. On évalue à quelque 100 000 le nombre de lettres qu’il a écrites, dont beaucoup constituent des éléments importants de son oeuvre. Le livre propose d’ailleurs une série de missives échangées avec Robert E. Howard, le père de Conan. On y apprend aussi son mariage raté, son installation temporaire à New York, ses voyages à Montréal quand ses finances le permettaient. Au temps pour le «reclus de Providence», que le livre replace dans son contexte et dans la durée, notamment en ce qui concerne sa condition, son conservatisme – il votera pourtant démocrate sur la fin de sa vie – et son racisme ordinaire.
UN MYTHE FABRIQUÉ
En plus de sa personnalité, son oeuvre aussi a été réinterprétée, organisée dès son décès. En créant les Editions Arkham House en 1939, August Derleth avait comme objectif la reconnaissance et la pérennité du travail de son ami, alors confiné à un cercle très restreint d’admirateurs. Sans lui, Lovecraft aurait peut-être disparu des salles de lecture. Mais il a aussi «façonné» ses écrits pour les formuler en une cosmogonie organisée, le fameux
Mythe de Cthulhu, ce qui n’était de fait qu’un jeu littéraire.
Censurant quelques textes, écrivant certaines nouvelles d’après quelques notes ou idées du maître, mais en y introduisant des concepts catholiques reformulés, comme le conflit entre le Bien et le Mal ou la chute des anges déchus, des idées très éloignés de celles d’un Lovecraft profondément athée et pour lequel l’homme est tellement insignifiant qu’il n’a aucune incidence sur l’univers. Ses divinités ne sont ni bonnes ni mauvaises: elles sont ce qu’elles sont et l’humanité qu’une fourmi qu’on écrase sans prendre garde. Derleth a ainsi embrumé les études sur l’écrivain, puisque c’est généralement cette construction qui est reprise par les multiples continuateurs et qui a été systématisée par le jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, toujours bien vivant et flamboyant, qui constitue souvent la première porte d’entrée de l’univers lovecraftien.
TRADUIRE L’INDICIBLE
On a donc reformulé la vie et l’oeuvre de Lovecraft, jusque dans les traductions en français. Parmi les premières, certaines ont modifié le sens du texte et retiré les caractéristiques principales du style de l’auteur, celle de la juxtaposition d’adjectifs, de sa capacité à créer l’impression de sentir et d’imaginer l’horreur sans jamais vraiment la décrire. Lovecraft est l’écrivain de l’indicible, d’où la difficulté inhérente d’adapter ses textes, que ce soit par le dessin ou par le film. Le problème est de retrouver cette langue précieuse et imagée. Un exercice auquel beaucoup se sont attelés: depuis 2008, lorsque ses écrits sont passés dans le domaine public, pas moins de cinq traducteurs se sont essayés à rendre en français les cauchemars cosmiques du maître de Providence. Preuve que Lovecraft est loin d’avoir livré tous ses secrets.