Le Temps

Ce livre qui ne parle que de mort n’est en rien mortifère. Il est porté par un mouvement qui entraîne de page en page

- Genre | Roman Auteur | Grégoire Bouillier Titre | Le Dossier M. Livre 1 Editeur | Flammarion Pages | 876 Etoiles | ✶✶✶✶ ✶

Rapport sur moi, L’Invité mystère,

Cap Canaveral, tous chez Allia – qui parlaient sans voile de lui et de ses proches, au risque du scandale. A la suite d’une rupture et d’un suicide, il «en a pris pour dix ans». Dix ans, comme Ulysse au retour d’Ithaque. Au bout de cette décennie d’enfermemen­t intérieur, c’est la libération, une bonde s’ouvre et les mots déferlent, leur effet torrentiel accru par des italiques et des majuscules qui en exaltent l’oralité. Il y en a trop, de ces mots, mais ils font un effet jubilatoir­e.

JE T’AIME, MOI NON PLUS

Mais qui est M, l’objet du «dossier » ? M comme moi, miroir, miasmes, malheur, maman… et surtout comme M, une héritière anglaise, qu’il faut attendre pendant près de trois cents pages et dont on ne saura pas grand-chose, excepté quelques dizaines de SMS, transcrits comme preuve de ses sentiments à elle. Elle est fiancée à un homme d’affaires que, prétend ce promis, ses parents à elle «aiment trop pour qu’elle le quitte». Seize ans la séparent de l’auteur, ça le préoccupe, il est soucieux des chiffres et des dates. Il finit par mettre fin à cette passion mortifère, du coup, elle est prête à se donner, ils se manquent par accident, bref, c’est l’amour dans ses atours éternels: je t’aime, moi non plus.

Cette rupture le laisse «dans un drôle d’état», autrement dit dans une dépression profonde. L’histoire avec M a lieu en 2004. En 2005, l’auteur a une liaison anodine avec une voisine de palier, à la suite de quoi Julien, le mari, se suicide d’une manière théâtrale, sordide, accusatric­e, les laissant tous deux avec le poids de la culpabilit­é. Le thème du suicide est récurrent chez Bouillier – les tentatives de la mère dans Rap

port sur moi et ici, de nombreux exemples pris dans la littératur­e. Qui plus est, Le Dossier M s’ouvre sur la mort volontaire de Carlos Casagemas, le compagnon à Paris du jeune Picasso, dont le geste «gela» pour un temps en «période bleue» l’oeuvre de son ami. Le suicide de Julien, lui, ponctue tout le Dossier.

DES PÉPITES

Ce livre qui ne parle que de mort n’est en rien mortifère. Il est porté par un mouvement qui entraîne de page en page. Il y a quand même des tunnels qui incitent à l’ellipse – les pages d’hommage à la charmante actrice Ali MacGraw, idole de ses 12 ans, par exemple –, mais on risque alors de manquer des pépites dans ce terrain aurifère. Et des enchaîneme­nts subtils: la mémoire de l’auteur fonctionne de manière proustienn­e – voir le passage fabuleux sur la rue Tronchet, Flaubert et lui-même; ou celui sur la carabine de ses 10 ans et l’oiseau mort; et encore le saut temporel qui mène d’Ali MacGraw à M. En épigraphe figure une citation de John Coltrane: «Je pars d’un point et je vais jusqu’au bout.» Il y a aussi quelque chose de cette fluidité dans la phrase de Bouillier. Il n’est pas au bout, apparemmen­t, puisque huit cents autres pages attendent, et que d’autres sont à dispositio­n sur le site. Ne boudons pas notre plaisir. ▅

Grégoire Bouillier est l’invité de la Librairie le Rameau d’or (bd Georges-Favon 17, à Genève), le 14 octobre à 17h30, pour une rencontre avec le public.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland