Le Temps

Serge Ruffieux, de la vallée de Joux aux rênes de la maison Carven

A 43 ans, le Suisse a pris la tête de la direction artistique de la maison Carven et présidera le jury de la HEAD lors du défilé organisé ce vendredi. Rencontre

- CÉLIA HÉRON @CeliaHeron

« Sonia Rykiel était une mère, une patronne. Pour elle je donnais tout »

Un Vaudois à la tête de Carven, maison de couture plus- parisienne- tu- meurs? Il fallait le faire! Il l'a fait. A 43 ans, Serge Ruffieux, ancien élève de la Haute Ecole d'art et de design de Genève, a remporté tous ses paris. Il revient cette semaine sur ses terres pour présider le jury du défilé de l 'école ce vendredi, jugeant du travail de ceux qui se surprennen­t à rêver, aiguille en main, à son improbable destin.

A l'origine de celui-ci, il y a des robes en mouchoirs. Des morc eaux de papier bl a nc par dizaines, fragiles comme les souvenirs, cousus à la machine quand ils ne se déchirent pas entre ses doigts. Serge Ruffieux a 8 ans. Au fil des mois, au fin fond de la vallée de Joux, l'intérêt se mue en hobby, la passion en obsession. Points droits, points zigzag. Il aime les femmes qui l'entourent et l'activité qui les occupe: la couture. Dans sa vie, il y a Verena, sa grandmère italienne. Clémentine, sa tante couturière chez Schiaparel­li. Et sa mère bien sûr, avec laquelle il va choisir les magazines de mode chez le libraire, qu'il finit par collection­ner: Paris, Jalouse, Vogue. «A l'âge de 10 ans, j'imaginais des défilés en Lego et Playmobil. J'étais déjà un peu fou», lance le directeur artistique de la maison Carven.

Page après page, Paris s'installe au coeur de tous ses fantasmes. «Je dévorais dans les magazines les reportings des collection­s, les nuits parisienne­s. Saint Laurent, Gaultier… je les connaissai­s tous.» Adolescent, il use ses yeux sur ses machines à coudre et intègre la HEAD. «De ce temps-là, je retiens une rigueur, une ouverture d'esprit avec des cours de photo, d'architectu­re, d'histoire de l'art. Finalement, c'est là que je suis sorti du rêve et que je suis devenu adulte, que j'ai acquis, peut-être un peu tard, cette curiosité. Une époque où il a fallu progresser, prendre et donner.» Il sort de l'école, grandi, en 1997.

Dans la lumière des plus brillants

S'ouvre alors le deuxième chap it r e de s a vi e . Un bi l l e t Genève-Paris, aller simple, s'il vous pl aî t . Serge Ruff i e ux enchaîne les stages dans le cadre de sa formation. Est-ce la réalité de la ville qui le séduit tant, ou le fantasme qu'il projette sur elle? Peu importe. Ce premier séjour ne fait que confirmer son intuition: sa place est là, à battre le pavé et le parquet usé des musées, levant son verre sous les étoiles et goûtant au plaisir du rêve réalisé. «J'ai eu la chance d'être hébergé pendant ces mois de stages parisiens par un ami d'une assistante de la HEAD. C'était un homme d'une incroyable érudition, qui m'a adopté comme un grand frère et introduit à la ville, aux arts, à tout. C'est là que tout a vraiment débuté.»

Son nom circule et il collabore très tôt dans sa carrière avec les plus brillants designers. Il entre- tient une relation pétrie de «je t'aime, moi non plus » avec la flamboyant­e Sonia Rykiel: «Elle était une mère, une patronne, pour elle je donnais tout.» A ses côtés, il apprend à «déglinguer»: «tout dégommer et tout reconstrui­re » . La fin des années 90 marque son entrée chez Dior, où il fait la connaissan­ce d'un homme avec lequel il n'aurait jamais osé rêver collaborer, Raf Simons, qui remplace le controvers­é John Galliano. Avec lui, il apprend à affiner, «à perfection­ner» une vision.

Les filles Carven

A force de travail acharné vient la consécrati­on: les rênes de la vénérable maison Carven, fondée en 1945 à Paris par Carmen de Tommaso, lui sont remises en février 2017, alors que la marque cherche un nouveau souffle. La collection présentée en septembre lors de la Fashion Week parisienne propose à une génération décomplexé­e des vête- ments confortabl­es mais pointus, ajustés à la réalité d'un monde en constant mouvement.

«Il n'y a pas une femme Carven, mais plusieurs filles Carven. ce sont des Parisienne­s ouvertes sur le monde, qui appartienn­ent à différente­s cultures, qui ont en elle une force.» L'idée n'est pas de capturer l'époque, mais de sauter à pieds joints dedans. La marquant si possible de sa petite touche personnell­e: une cohérence de la silhouette des pieds à la tête, en redonnant leurs lettres de noblesse aux sacs, aux chaussures (colorées et plates de préférence – les filles Carven n'ont pas le temps de trembler sur des échasses).

Dans un univers de la mode qui persiste à croire que toutes ses étoiles tournent autour de Paris, comment mettre en avant une «influence suisse»? «J'apporte une certaine rigueur: ce souci du détail, une précision chère à l'industrie horlogère avec laquelle j'ai grandi dans la vallée de Joux.»

Ces terres d'origine, aujourd'hui, semblent bien loin de Saint-Germain-des-Prés. Les jeunes talents suisses n'ont-ils d'autre choix que de s'exiler pour percer? «Ce que fait la HEAD est formidable, elle ouvre de plus en plus de portes. Mais il faudrait que le pays s'intéresse davantage à la mode: pourquoi pas une Fashion Week nationale? On pourrait aussi imaginer que nos banques, nos grands groupes soutiennen­t davantage la création».

Vendredi soir, le coeur des étudiants de l a HEAD battra au rythme des sourires du président Serge Ruffieux. Une génération de créateurs qu'il juge «forte, ambitieuse». «Elle pense la mode à 360 degrés, des pieds au ciel. J'espère les voir percer en Suisse, à Paris ou à Milan, à mes côtés ou ailleurs. C'est dur, mais chacun peut trouver sa place. Je suis désolé de le dire, mais on ne fait pas la HEAD pour avoir un atelier-boutique à Carouge.»

De pari en pari, rien ne semble l'effrayer. Le Suisse reste fidèle à son calme olympien dans un milieu souvent dépeint comme un aquarium de requins. « Par le passé, j'ai eu peur des fantômes, maisjelesa­i apprivoisé­s. Aujourd'hui, je n'ai peur de rien: je sais ce que je fais, où je vais. L'essentiel est de garder son ancrage. Et de rêver.» Alors, à quoi rêve Serge Ruffieux? « Aux voyages. Ils me nourrissen­t. Mais mes plus grands voyages, je les fais dans ma tête.» Pour garder les pieds sur terre sans être ébloui par la lumière, il sait qu'il est toujours bon de revisiter son passé, l'endroit où tout a commencé, parmi les femmes, dans le bruit des machines. Et le froissemen­t des mouchoirs en papier.

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