Le «corpoworking», pour doper la productivité au sein des entreprises
INNOVATION Converties aux vertus des espaces hybrides, de grandes sociétés troquent leurs plateaux ouverts contre des bureaux mixtes et itinérants. Procter & Gamble investit lourdement à Genève dans ces tiers-lieux atypiques
De la diversité peut jaillir la performance. Voilà l’un des mantras célébrés par les adeptes du coworking, ces nouveaux temples de l’innovation qui promettent de doper la créativité de leurs adhérents. Le principe: réunir dans un même espace de travail des artistes, des comptables, des consultants indépendants et autres startupers, pour confronter leurs parcours et associer leurs compétences respectives.
L’émergence de ces lieux d’assemblage professionnels, qui se veulent à la fois conviviaux, informels et stimulants, suscite un intérêt grandissant. Pour preuve, les sites de cotravail fleurissent un peu partout en Suisse. Le modèle, censé refléter la nomadisation des métiers via l’échange et l’ouverture aux autres, a déjà séduit les disciples de la net-économie. Il inspire à présent les grandes entreprises traditionnelles, qui l’adaptent à leurs besoins. Exemple, avec Procter & Gamble (P&G) à Genève.
Un laboratoire vivant
Le coworking mijoté à la sauce des multinationales s’appelle le «corpoworking». Une tendance récente, que le numéro un mondial des biens de consommation s’efforce de développer au bout du Léman, à l’instar de ce qu’ont déjà mis en place les Services industriels de Genève (SIG), notamment. Comment? En transformant ses open spaces – le siège genevois du groupe était à l’avant-garde dans ce domaine à la fin des années 1990 – en îlots dédiés à la spontanéité des échanges et à la fluidité de la communication. Histoire d’encourager ses salariés à sortir de leur routine et chasser la solitude du fauteuil assigné.
«Notre nouveau concept, qui se traduit par l’aménagement de plus de 200 espaces communs, de tailles variables et plus ou moins confinés, en accès libre ou avec réservation préalable, repose sur le respect de l’autonomie de nos 2000 employés et leur capacité à organiser eux-mêmes leur emploi du temps», explique Luigi Pierleoni, directeur des ressources humaines de la multinationale américaine à Genève.
Cette mue organisationnelle a débuté chez P&G il y a trois ans. Un processus ponctué d’une refonte intégrale des locaux ayant appartenu à feu la banque SBS. Soit un investissement technologique et ergonomique qui se chiffre pour l’heure à plusieurs millions de francs. «Au terme de lourds travaux de réhabilitation, nous avons considéra- blement amélioré le confort et la productivité de nos collaborateurs», assure Luigi Pierleoni.
La multiplicité des configurations des zones de travail induit une plus grande flexibilité dans l’accomplissement de son cahier des charges. Elle est censée renforcer la collaboration entre collègues de différents départements, tout en intégrant des entreprises extérieures (fournisseurs, partenaires, etc.). «Il s’agit de favoriser les résultats, plutôt que le temps passé au bureau, dans une logique de communauté», résume Sophie Blum, vice-présidente du marketing pour le groupe et ex-directrice générale de l’antenne israélienne de la firme.
Les couloirs de P&G à Genève sont à présent continuellement noirs de monde. L’usage nomade des postes de travail mis à disposition – plus personne n’a de bureau attitré – implique de débarrasser ses effets personnels après chaque passage. Y compris dans les extrémités muettes du nouvel agencement, où doit régner un silence de bibliothèque. «L’objectif est certes de stimuler l’effort de création, mais il faut également préserver des périmètres plus calmes, lorsqu’un besoin accru de rigueur intellectuelle et scientifique se fait sentir», indique Sophie Blum.
Les environnements moins tumultueux auxquels la responsable fait référence ressemblent à des hypermarchés à l’américaine avant que les clients n’y débarquent. Les employés concentrés devant leur écran sont répartis dans des rayons d’où tombent des panneaux indiquant à quelle unité commerciale ils appartiennent.
Une nouvelle clé d’innovation
Le «corpoworking» n’offre pas une ouverture à de sociétés tierces aussi importante qu’avec du coworking classique. La formule, en raison de sa gestion orientée projets, se situerait plutôt au carrefour de la pépinière, de l’incubateur et de l’espace de travail partagé. «On peut estimer que le codéveloppement itératif, via la combinaison de différents savoir-faire, génère environ 80% de meilleurs résultats, avec un gain de temps qui peut aller jusqu’à plusieurs mois», estime Sophie Blum.
Ce qu’Adecco Group, le numéro un mondial des solutions en ressources humaines, semble confirmer: «Une hiérarchie toujours plus plate, où tout le monde croise tout le monde sans distinction de rang, dans des rapports directs, permet de s’adapter continuellement à des changements toujours plus rapides du marché. C’est la forme la plus aboutie de leadership, où la faculté d’influencer de la part du salarié lambda l’emporte sur la traditionnelle autorité du décideur le plus senior.»
Un antidote au télétravail
Mieux: le «corpoworking» réduirait les vertus du travail à domicile. En incitant les salariés à rejoindre leurs collègues de bureau dans l’espoir de provoquer des «chocs accidentels» propre à résoudre de manière innovante un problème donné, relevait dernièrement le New York Times.
Fini les interminables séquences d’échanges de courriels. Place aux rencontres face à face, réputées plus fructueuses? C’est en tous les cas l’avis d’Humanyze, une entité dérivée du MIT Media Lab. Dans une récente étude, cette dernière a observé que des salariés immergés dans un milieu libellé «corpoworking» accomplissaient des tâches davantage complexes et variées, grâce à une intensification de leurs interactions non planifiées.
«Nous avons considérablement amélioré le confort et la productivité de nos collaborateurs» LUIGI PIERLEONI,
DIRECTEUR DES RESSOURCES HUMAINES CHEZ PROCTER & GAMBLE À GENÈVE