Le Temps

Les millions de la corruption suscitent la convoitise de l’étranger

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

ARGENT Bloqués dans des coffres helvétique­s, les 800 millions de francs de la fille de l’anci en président ouzbek s ont réclamés par son pays et par les Etats-Unis. Berne doit décider à qui rendre l’argent – sans oublier de se servir au passage

Des tractation­s secrètes ont débuté à Berne en vue de restituer plus de 800 millions de francs placés à Genève par la fille de l’ancien dictateur ouzbek, a appris Le Temps de sources informées.

Issu de pots-de-vin versés par des compagnies de télécoms, cet argent est bloqué pour l’essentiel à la banque Lombard Odier. Il était détenu par des proches de Gulnara Karimova, flamboyant­e fille aînée du président Islam Karimov, décédé en 2016. L’ancienne chanteuse pop et ses complices ont été condamnés à de lourdes peines de 11 à 20 ans de prison pour corruption en Ouzbékista­n.

Le pays d’Asie centrale réclame aujourd’hui le retour des fonds. Et il a fait connaître ses prétention­s par une mise en scène bien particuliè­re.

En décembre 2016, le procureur suisse en charge du dossier, Patrick Lamon, et des avocats genevois ont pu rendre visite aux condamnés ouzbeks dans des geôles de Tachkent. Contrits, les hommes et femmes de paille de Gulnara Karimova ont tous tenu le même discours: «S’il vous plaît, restituez cet argent à l’Ouzbékista­n, car nous pourrons alors bénéficier d’une remise de peine.»

Un témoin de la scène juge ce défilé unanime «poignant, presque gênant». Mais il estime qu’en bonne l ogique, l ’essentiel de l’argent devrait être restitué à l’Ouzbékista­n.

Problème: l e très répressif régime ouzbek est loin d’être un modèle d’Etat de droit. Son nouveau gouverneme­nt n’est pas forcément beaucoup moins corrompu que l’ancien. La Suisse privilégie donc une restitutio­n contrôlée, pour s’assurer que l’argent sera utilisé dans l’intérêt de la population. Ce modèle a déjà été utilisé lors du retour de fonds issus de l a co r r upt io n au Kazakhstan, à l’Angola ou au Nigeria.

Il y a actuelleme­nt «des cogitation­s intenses à Berne sur la méthode de restitutio­n», indique un initié. Elles impliquent le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC), qui a conduit l’enquête sur Gulnara Karimova, l’Office fédéral de la justice, le Départemen­t des affaires étrangères et la Direction du développem­ent et de la coopératio­n.

Agacement européen

Pas sûr, pourtant, que l’Ouzbékista­n accepte de recevoir sous conditions l’argent qu’il estime lui revenir de droit. Et un autre facteur complique la donne. Les Etats-Unis réclament aussi la part du lion des fonds bloqués en Suisse – quelque 550 millions de dollars –, au motif que le clan ouzbek a utilisé des banques américaine­s et des dollars pour ses transactio­ns financière­s.

Dans un document daté du 23 juin 2016, la justice américaine précise que les Etats-Unis ont «cherché et obtenu l’assistance du gouverneme­nt suisse» pour notifier leurs prétention­s aux avocats genevois des prévenus ouzbeks. Ces derniers ont refusé d’accepter ces notificati­ons, mais le procédé permet aux Américains de légitimer leurs exigences.

L’irruption américaine dans ce dossier bouscule les pays européens qui coopèrent au sein d’Eurojust, un organe de l’Union européenne. La Suisse y a travaillé notamment avec la Suède et les Pays-Bas pour coordonner l’enquête contre les Ouzbeks. Avec, à la clé, des pénalités très profitable­s pour les Etats. La justice néerlan- daise vient de condamner TeliaSoner­a, une société de télécoms suédoise qui a massivemen­t corrompu les décideurs ouzbeks, à lui verser 274 millions de dollars pour solder cette affaire. Au total, la compagnie a dû payer 965 mill ions de dollars de pénalités diverses, dont la majeure partie aux Etats-Unis où elle est cotée en bourse.

Selon une porte-parole du parquet néerlandai­s, les Pays-Bas demandent aussi des fonds en Suisse, confisqués à une société offshore du clan Karimova, mais le montant précis n’a pas été divulgué.

Concernant les fonds bloqués en Suisse, Berne est en position de force. «Nous sommes actuelleme­nt dans une phase de tractation­s compliquée­s » , note un connaisseu­r du dossier. Il s’attend à ce que la Confédérat­ion prélève aussi son dû sur les fonds ouzbeks, avec une décision de confiscati­on qui pourrait être «assez proche».

En décembre dernier, dans une autre affaire de corruption à grande échelle, l e MPC avait condamné l’entreprise brésilienn­e Odebrecht à verser plus de 200 millions de francs à la Confédérat­ion.

L’enquête visant Gulnara Karimova et ses proches sera-t-elle aussi rentable? Il est encore trop tôt pour le savoir, le MPC se refusant pour l’heure à tout commentair­e sur un futur partage des fonds.

«Il y a actuelleme­nt des cogitation­s intenses à Berne sur la méthode de restitutio­n» UNE SOURCE PROCHE DU DOSSIER

 ??  ?? Gulnara Karimova assiste à la fête de l’indépendan­ce ouzbèke en 2012. C’était avant sa disgrâce et son placement en résidence surveillée, début 2014.
Gulnara Karimova assiste à la fête de l’indépendan­ce ouzbèke en 2012. C’était avant sa disgrâce et son placement en résidence surveillée, début 2014.

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