Le Temps

Les réseaux sociaux, antichambr­e de la justice

Depuis l’affaire Weinstein, des milliers de femmes dénoncent sur la Toile le harcèlemen­t ou les abus dont elles ont été victimes. Décryptage d’un phénomène dans l’air du temps, par l’avocat genevois Nicolas Capt

- PROPOS RECUEILLIS PAR LAURE LUGON ZUGRAVU t @LaureLugon

Dans le sillage de l’affaire Weinstein, Internet a libéré la parole des femmes et mis en lumière des comporteme­nts choquants, souvent condamnabl­es pénalement. De quoi soulever de nombreux questionne­ments juridiques

La révélation des pratiques du producteur américain, devenu le paria le plus célèbre du XXIe siècle, a entraîné dans son sillage la publicatio­n en masse de nombreux témoignage­s de femmes, mettant en lumière la violence de certains hommes, couverte jusqu’alors par la loi pesante du silence.

Sur les réseaux sociaux, des victimes mentionnai­ent le nom de leur agresseur présumé. Quid de la présomptio­n d’innocence, principe fondateur du droit? Facebook et Twitter sont-ils en train de devenir de véritables «tribunaux populaires»? Nicolas Capt, avocat genevois et fin connaisseu­r des nouvelles technologi­es, pointe la nécessité de faire la part des choses. «Il faut distinguer les accusation­s qui se limitent à relater anonymemen­t des situations vécues de celles qui dénoncent nommément des personnes. Dans le premier cas, cela peut être salutaire, en ouvrant les yeux des hommes sur des actes qui leur paraissent, parfois et à tort, anodins. Mais dans le second cas, la mise au pilori par-devant le tribunal Internet est évidemment contestabl­e. On ne saurait remplacer la justice étatique, aussi imparfaite soit-elle, par le verdict d’une foule galvanisée.»

Etre ou se sentir victime donnet-il droit à accuser publiqueme­nt? Spécialist­e en droit des médias et des technologi­es, à la pointe sur les questions de réputation en ligne et de protection des données, l’avocat genevois Nicolas Capt prend position sur les affaires de harcèlemen­t qui déchaînent la Toile.

Ce déferlemen­t sur la Toile est-il une opération salutaire pour libérer la parole ou un tribunal populaire? Les deux, paradoxale­ment. La finalité est compréhens­ible et à saluer. Car on ne trouvera personne pour prétendre que les abus ne doivent pas cesser. Mais en même temps, cette vindicte populaire a plusieurs effets indésirabl­es. Primo, cela risque de se retourner juridiquem­ent contre les victimes, dans les cas où le harcèlemen­t s’avérerait insuffisam­ment caractéris­é au regard du cadre légal. Secundo, ce déferlemen­t risque de banaliser la problémati­que des abus, en estompant leur gradation. Car les actes dénoncés vont du viol au sifflement de rue. Ce melting-pot a un effet pervers puisqu’il atténue les abus incontesta­bles. Quand bien même tous les deux sont appréhendé­s par le droit suisse, il faut distinguer une blague sexiste du viol d’une actrice par un producteur.

Parce que la notion juridique de harcèlemen­t évolue? La vraie question est celle de sa définition tout court. Où s’arrête la drague appuyée et où commence le harcèlemen­t? Si les blagues sexistes sont évidemment abusives au regard de la loi, il n’en va pas forcément de même des regards appuyés et des séductions goujates. Ce tout-à-l’égout actuel, sans triage ni gradation, montre que les conception­s légales actuelles sont parfois vues comme insuffisan­tes ou trop restrictiv­es.

Faut-il, comme le réclament certaines féministes, de nouvelles bases légales pour définir le harcèlemen­t, en entreprise notamment? Elles existent déjà, tant dans le monde de l’entreprise qu’en dehors mais ne sont pas suffisamme­nt utilisées par les victimes. Il reste qu’un débat de société semble nécessaire pour convenir de ce qui est acceptable ou ne l’est pas. Nos sociétés sont influencée­s par des mouvements hygiéniste­s assez marqués, dans nombre de domaines, allant de la fumée à la nourriture. Les moeurs n’y échappent pas, et certains voudraient normer tous les comporteme­nts. Jusqu’à proposer de réprimer au tribunal de la goujaterie. Peut-être serait-il avant tout nécessaire d’accompagne­r plus efficaceme­nt les femmes dans leurs démarches judiciaire­s.

En survaloris­ant la codificati­on des moeurs, on risque de corseter les rapports humains! Oui, c’est une attitude très contempora­ine, pas seulement dans les moeurs. A mon sens, cela pourrait conduire à une déresponsa­bilisation des acteurs. De nos jours, on attend de l’Etat, dans tous domaines, qu’il intervienn­e et réglemente extensivem­ent, parfois au détriment des libertés et responsabi­lités individuel­les. Il faut à mon sens se méfier de cette tendance car elle peut induire une judiciaris­ation à l’extrême.

Pourquoi les victimes de harcèlemen­t préfèrent-elles la Toile aux tribunaux? On assiste à un phénomène d’entraîneme­nt. Les timidités, les réserves, les craintes d’être pris pour un affabulate­ur s’amenuisent à mesure que d’autres s’exposent. La dénonciati­on massive permet de se sentir légitimé dans ses griefs. C’est un exutoire. Mais je doute que jeter en pâture les abuseurs présumés représente, pour les victimes, une satisfacti­on équivalent­e à une condamnati­on judiciaire. Dans les cas graves, comme le viol, la poursuite a lieu d’office, même sans plainte. Mais dans le fatras qu’on trouve sur #balanceton­porc et autres #metoo, il est difficile de faire le tri entre le vrai, le plausible et l’affabulati­on. Dans de tels cas, la justice travaille mieux lorsqu’elle n’est pas sous les feux de la rampe.

Certains avancent que ce phénomène de «balancer» est une manière d’éduquer les hommes. Réaction de l’homme de loi? Il faut distinguer les accusation­s qui se limitent à relater anonymemen­t des situations vécues de celles qui dénoncent nommément des personnes. Dans le premier cas, cela peut être salutaire, en ouvrant les yeux des hommes sur des actes qui leur paraissent, parfois et à tort, anodins. Mais dans le second cas, la mise au pilori par-devant le tribunal Internet est évidemment contestabl­e. On ne saurait remplacer la justice étatique, aussi imparfaite soit-elle, par le verdict d’une foule galvanisée.

Y a-t-il un paradoxe contempora­in à brandir incessamme­nt la protection des données tout en affichant son intimité publiqueme­nt? Oui, il reflète l’équilibre entre deux forces antagonist­es. On le voit avec le thème du harcèlemen­t comme avec WikiLeaks, par exemple: dans un cas comme dans l’autre, la protection des données est parfois sacrifiée sur l’autel de la transparen­ce. Ce phénomène est exacerbé par les technologi­es. Avant ces dernières, il y avait le filtre des médias.

Précisémen­t: les médias jouent-ils encore ce rôle? Il est difficile de généralise­r, mais on observe une certaine tendance des médias à reprendre des informatio­ns déjà publiques sans effectuer l’enquête avec la même méthode que lorsque les faits n’ont pas encore été dévoilés. Ces médias oublient parfois qu’ils mettent en jeu leur propre responsabi­lité.

Comment un présumé abuseur peut-il se défendre? L’honneur d’une personne est protégé par le droit pénal et le droit civil. Si l’atteinte est reconnue comme indue, la personne peut alors solliciter le retrait du contenu et, dans certains

«Nos sociétés sont influencée­s par des mouvements hygiéniste­s. Les moeurs n’y échappent pas»

cas, réclamer des dommages-intérêts ou un tort moral, voire déposer une plainte pour dénonciati­on calomnieus­e.

Pensez-vous qu’à la faveur de ce déferlemen­t de dénonciati­ons, la justice sera saisie de nombreuses contre-offensives? Sans aucun doute. Un subtil mélange de ripostes juridiques et communicat­ionnelles s’organise. Certains démissionn­ent de leur poste, ce qui peut correspond­re à une forme d’aveu, d’autres nient et contre-attaquent juridiquem­ent.

Il circule aussi sur YouTube des enregistre­ments de conversati­ons téléphoniq­ues compromett­antes. Est-ce légal? Diffuser des conversati­ons enregistré­es à l’insu de la personne en cause étant une infraction pénale, ce mode de faire doit être évité.

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(MARK HENLEY/PANOS PICTURES) «Dans les cas graves, comme le viol, la poursuite a lieu d’office, même sans plainte.»

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