Le Temps

«Pour que la mort ne prenne pas toute la place»

La semaine prochaine, à Lausanne, le festival Toussaint’S dira tout de l’enterremen­t. Rencontre avec sa fondatrice, Alix Noble Burnand, qui plaide en faveur des rituels collectifs pour traverser la tristesse de la perte

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARIE-PIERRE GENECAND ALIX NOBLE BURNAND

La semaine prochaine, à Lausanne, le festival Toussaint’S proposera des exposition­s, des conférence­s et des ateliers autour d’un thème sensible: l’enterremen­t. «Donnons une place à la mort pour qu’elle ne prenne pas toute la place», argumente la fondatrice du festival, thanatolog­ue, Alix Noble

Burnand. De par sa profession, elle aide les personnes et les collectivi­tés face à un deuil et propose notamment des rituels pour traverser cette tristesse. Rencontre.

Le saviez-vous? En Suisse, la crémation est choisie dans 93% des décès. Et, le saviez-vous, bis? Ce qu’on appelle «cendres» est en fait de la poudre d’os, les gros os du corps, type tibia et fémur, que les flammes n’ont pas réussi à consumer. Le reste du mort, lui, part en fumée…

Des infos de ce type, Alix Noble Burnand en regorge. C’est que la dynamique sexagénair­e a un master en thanatolog­ie et n’a pas peur de regarder la fin en face. Elle dit: «Donnons une place à la mort pour qu’elle ne prenne pas toute la place.» Et, entre autres activités, court les entreprise­s et les écoles pour proposer des rituels qui permettent aux collectivi­tés de digérer le départ d’un pair.

Du 30 octobre au 5 novembre prochains, celle qui est aussi conteuse et formatrice pour adultes organise son deuxième Toussaint’S Festival, à Lausanne. Une semaine de conférence­s, expo, débats et ateliers pour apprivoise­r la mort. Le thème 2017? L’enterremen­t. De quoi décliner tous les possibles en termes d’adieux aux disparus.

Car, rappelle la fondatrice, le deuil n’est pas une maladie psychologi­que, mais une étape de vie qui concerne la chose publique. Rencontre avec une mortelle très vivante.

Alix Noble Burnand, vous êtes thanatolog­ue. En quoi consiste cette profession? Mon activité consiste à outiller des individus ou des collectivi­tés face à un deuil. Quand je dis deuil, ce n’est pas seulement la mort. Ce peut être une femme qui doit accepter qu’elle n’aura pas d’enfant, un chagrin amoureux ou la perte d’un emploi. Je propose des rituels à appliquer pour traverser cette tristesse.

Comme quoi, par exemple? Le rituel des trois carnets. De reproches, de regrets et de mercis. Quand quelqu’un part, celui qui reste, connaît à la fois la colère d’être abandonné, la culpabilit­é de ne pas avoir dit ou fait ceci ou cela et la gratitude pour tout ce que la personne lui a laissé.

Je demande à l’endeuillé d’écrire de manière très détaillée ces griefs, ces remords et ce legs positif. Ensuite, je l’invite à lire à haute voix, en privé, les deux premiers cahiers, puis à les brûler. Pour ce qui est du troisième cahier, celui des mercis, on organise une petite cérémonie avec des proches qui se clôt par un repas (il faut toujours manger!) et on peut choisir de partager avec eux des points de cette liste.

Ce rituel est-il aussi adapté à un groupe? Oui, je viens d’intervenir dans une classe lausannois­e qui a vécu le suicide d’une camarade et le rituel effectué avec 50 adolescent­s a très bien fonctionné. Certains ont plus écrit que d’autres, mais tous en sont sortis soulagés.

Ce qui vous frappe, dites-vous, c’est la disparitio­n des rituels collectifs qui permettent de négocier des étapes de vie ailleurs que chez les psychologu­es… Tout à fait. Je me demande dans quelle mesure la réintroduc­tion d’un rite de passage aurait un impact sur le nombre de suicides d’adolescent­s, par exemple. L’adolescenc­e, c’est un adieu à l’enfance, un deuil douloureux que chaque individu doit gérer dans son coin. Quand on passe une nuit en forêt et qu’on comprend qu’on a surmonté sa peur selon une tradition validée par la collectivi­té, la transition est facilitée.

Revenons à la mort. Auparavant, on affichait la perte d’un proche en portant du noir pendant un ou deux ans, parfois à vie, selon les cultures. Cette pratique paraît pesante aujourd’hui, mais elle permettait à la société de prendre soin de l’endeuillé(e). Que proposez-vous comme signe extérieur du deuil? Cette question de la visibilité est en effet cruciale. Ce qui se fait beaucoup, c’est le bracelet de deuil. Je l’ai pratiqué pour ma fille qui s’est tuée en montagne. Il s’agit d’un simple bracelet en cuir sur lequel on enfile une perle à chaque date importante. Le jour de l’enterremen­t, le premier Noël, le premier anniversai­re etc. On le distribue aux proches et aux amis qui font de même. Ce qui est important, c’est de retirer le bracelet à une date donnée – généraleme­nt un an –, sinon, on risque de se lover dans le deuil.

Je reconnais que le bracelet n’est pas aussi visible qu’une tenue noir corbeau, mais quelqu’un qui déciderait de s’habiller en noir pendant un an aujourd’hui serait perçu comme provocant.

C’est-à-dire? C’est-à-dire qu’il afficherai­t une sorte d’identité figée de pleureur, pleureuse patentée… En Suisse, les pratiques dépendent des cantons. Dans le rite protestant strict, un corps mort reste sur le parvis du temple, il ne rentre pas dans l’église. Lorsque ma fille est décédée, nous avons organisé une veillée où on pouvait lui dire au revoir. Je suis d’une famille protestant­e, certains proches ont été choqués.

L’écrasant recours à la crémation en Suisse, 93% des décès, relèverait-il de ce déni du corps mort? Ce n’est pas si simple: il s’agit d’un réel changement de société. Le corps est aujourd’hui très investi de son vivant et terrifie, une fois mort. La disparitio­n du corps par la crémation peut dans ce sens relever du déni. Mais il permet aussi la réunificat­ion des familles, car les cendres peuvent être déposées sur des tombes de proches et déplacées plus aisément qu’un corps. L’ennui, c’est qu’on ne sait pas toujours que faire de l’urne… La garder dans son salon? Ce n’est pas la meilleure des solutions.

Que pensez-vous du suicide assisté? Je pense qu’il doit être autorisé, à certaines conditions. J’ai connu un cas où un homme a recouru à Exit à la suite d’un chagrin d’amour… Là, évidemment, ça pose problème. Mais dans le cas de grande vieillesse ou de grande maladie, on peut le concevoir. En termes de cérémonie, il faut honorer le suicidé, mais il faut aussi qu’il y ait une place pour que la famille puisse dire sa blessure. Aujourd’hui, les célébrants proposent des façons de dire sa colère d’endeuillé sans tomber dans le règlement de comptes. Il y aura d’ailleurs au festival un témoignage dans ce sens.

Le célébrant. Voilà justement un nouvel officiant très présent dans les cérémonies mortuaires laïques… Oui et c’est une fonction extrêmemen­t délicate qui exige une maîtrise dans l’art de la célébratio­n. On le présente durant le festival. C’est la personne qui fait franchir le seuil. Elle doit être ancrée dans la vie d’ici, en évoquant le passé du trépassé, et ouvrir une porte vers l’ailleurs, en recourant à une symbolique partageabl­e par tous.

Un mot encore sur le cercueil. Dans le cadre du festival, une exposition montrera des cercueils excentriqu­es. Peut-on tout se permettre? Actuelleme­nt, les pompes funèbres sont maîtres en la matière et il est très difficile de réaliser son cercueil soi-même. Un homme qui l’a fait viendra témoigner des difficulté­s qu’il a eues pour avoir les renseignem­ents élémentair­es. Mais les temps changent. Dans le festival, on pourra voir en effet des cercueils hors normes et rencontrer des agences qui proposent de déposer ses souhaits sur une plateforme informatiq­ue.

Enfin, il faut savoir que Genève est la seule ville suisse à offrir un service de pompes funèbres gratuit. La mort sans frais, c’est aussi un geste démocratiq­ue. ▅

«La question de la visibilité est cruciale. Ce qui se fait beaucoup, c’est le bracelet de deuil»

Toussaint’S Festival, du 30 octobre au 5 novembre, l’Espace culturel des Terreaux et l’église Saint-Laurent, Lausanne. toussaints-festival.ch

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(RENATA MARTINO)
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