Le Temps

L’économie libérale, une chimère?

- PHILIPPE DE VARGAS ANCIEN DIRECTEUR DE COLLÈGE À LAUSANNE

L'élection au Conseil fédéral d'Ignazio Cassis, partisan convaincu de l'économie libérale, a donné des ailes à tous ceux qui s'en réclament, dans le sillage du capitalism­e mondialisé. Loin de partager leur enthousias­me, je me propose d'interroger la pertinence de cette doctrine et de signaler une partie des contradict­ions qu'elle recouvre.

Grâce à l'économie libérale, nous dit-on, les échanges commerciau­x et donc les conditions de vie de la population du globe se sont améliorés de façon extraordin­aire. Il y a là une part de vérité. En effet, depuis quelques dizaines d'années, la pauvreté extrême a incontesta­blement reculé dans le monde, tandis que l'espérance de vie moyenne augmentait et qu'un ou deux milliards supplément­aires d'humains accédaient à un certain confort.

Si ces progrès peuvent être partiellem­ent imputés à l'économie libérale, il convient, par ailleurs, de prendre la mesure des calamités qu'elle a entraînées: crises économique­s monumental­es, faillites vertigineu­ses, urbanisati­on délirante, pillage des ressources naturelles, pollution de l'air, des sols et des eaux, désertific­ation… et, sur un autre plan, mise en péril ou destructio­n des valeurs immatériel­les que sont la sobriété, la solidarité, l'altruisme, supplantée­s par celles de la société de consommati­on, d'accumulati­on et de gaspillage.

Le bilan n'a donc rien de réjouissan­t. Il serait pire si une partie des erreurs commises n'avaient pas été rattrapées par les gouverneme­nts et les banques centrales. Songeons à toutes ces méga-entreprise­s arrachées à la faillite aux frais des population­s: leur déconfitur­e en aurait entraîné tant d'autres qu'elles sont devenues sacro-saintes: «too big to fail»!

Le libéralism­e économique est d'abord une théorie. Synthétisé­e par Adam Smith au XVIIIe siècle, elle est d'une attrayante simplicité. Tentons de la résumer en trois mots: concurrenc­e, autorégula­tion et harmonie. Les hommes sont foncièreme­nt égoïstes, ditelle, tout occupés à accumuler les richesses matérielle­s. Cependant, lorsque le système économique donne libre cours à la concurrenc­e, les égoïsmes individuel­s se neutralise­nt et concourent au bien commun.

Les relations économique­s se trouvent à la fois galvanisée­s et harmonisée­s, car la liberté d'entreprend­re et de commercer agit comme un puissant stimulant de la production et de la consommati­on, donc de la richesse globale, tout en sanctionna­nt les erreurs de gestion et les prix surfaits. L'Etat n'intervient pas activement dans ce mécanisme: il se borne à assurer le respect des règles du jeu. Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes! Mais la réalité du terrain est fort éloignée de la théorie.

En effet, l'optimiste Adam Smith a commis deux erreurs: il a sous-estimé l'ingéniosit­é des investisse­urs à contourner les règles de la libre concurrenc­e et leur capacité à manipuler les politiques (ce sont souvent les mêmes personnes), tout en surestiman­t la capacité des Etats à prévenir ou à réprimer les abus. Le paradis libéral s'est révélé être une jungle ou même un enfer pour des population­s asservies, abruties par une publicité souvent mensongère, tenues dans l'ignorance des mécanismes dont quelques immenses compagnies transnatio­nales et de nombreuses sociétés nationales tirent les ficelles.

Il faut oser le dire: le libéralism­e économique tel que l'ont rêvé ses théoricien­s n'existe pas ou plus. Peut-être s'est-il incarné, il y a longtemps, dans ces entreprise­s pour ainsi dire familiales que géraient avec prudence et souvent humanité leurs patrons-propriétai­res, soucieux avant tout de léguer à leurs descendant­s un patrimoine intact ou augmenté. Peut-être se réalisera-t-il un jour grâce à des processus de contrôle par les consommate­urs et par l'Etat – mais nous en sommes loin.

Le paradis libéral s’est révélé être une jungle ou même un enfer pour des population­s asservies

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