L’économie libérale, une chimère?
L'élection au Conseil fédéral d'Ignazio Cassis, partisan convaincu de l'économie libérale, a donné des ailes à tous ceux qui s'en réclament, dans le sillage du capitalisme mondialisé. Loin de partager leur enthousiasme, je me propose d'interroger la pertinence de cette doctrine et de signaler une partie des contradictions qu'elle recouvre.
Grâce à l'économie libérale, nous dit-on, les échanges commerciaux et donc les conditions de vie de la population du globe se sont améliorés de façon extraordinaire. Il y a là une part de vérité. En effet, depuis quelques dizaines d'années, la pauvreté extrême a incontestablement reculé dans le monde, tandis que l'espérance de vie moyenne augmentait et qu'un ou deux milliards supplémentaires d'humains accédaient à un certain confort.
Si ces progrès peuvent être partiellement imputés à l'économie libérale, il convient, par ailleurs, de prendre la mesure des calamités qu'elle a entraînées: crises économiques monumentales, faillites vertigineuses, urbanisation délirante, pillage des ressources naturelles, pollution de l'air, des sols et des eaux, désertification… et, sur un autre plan, mise en péril ou destruction des valeurs immatérielles que sont la sobriété, la solidarité, l'altruisme, supplantées par celles de la société de consommation, d'accumulation et de gaspillage.
Le bilan n'a donc rien de réjouissant. Il serait pire si une partie des erreurs commises n'avaient pas été rattrapées par les gouvernements et les banques centrales. Songeons à toutes ces méga-entreprises arrachées à la faillite aux frais des populations: leur déconfiture en aurait entraîné tant d'autres qu'elles sont devenues sacro-saintes: «too big to fail»!
Le libéralisme économique est d'abord une théorie. Synthétisée par Adam Smith au XVIIIe siècle, elle est d'une attrayante simplicité. Tentons de la résumer en trois mots: concurrence, autorégulation et harmonie. Les hommes sont foncièrement égoïstes, ditelle, tout occupés à accumuler les richesses matérielles. Cependant, lorsque le système économique donne libre cours à la concurrence, les égoïsmes individuels se neutralisent et concourent au bien commun.
Les relations économiques se trouvent à la fois galvanisées et harmonisées, car la liberté d'entreprendre et de commercer agit comme un puissant stimulant de la production et de la consommation, donc de la richesse globale, tout en sanctionnant les erreurs de gestion et les prix surfaits. L'Etat n'intervient pas activement dans ce mécanisme: il se borne à assurer le respect des règles du jeu. Tout serait donc pour le mieux dans le meilleur des mondes! Mais la réalité du terrain est fort éloignée de la théorie.
En effet, l'optimiste Adam Smith a commis deux erreurs: il a sous-estimé l'ingéniosité des investisseurs à contourner les règles de la libre concurrence et leur capacité à manipuler les politiques (ce sont souvent les mêmes personnes), tout en surestimant la capacité des Etats à prévenir ou à réprimer les abus. Le paradis libéral s'est révélé être une jungle ou même un enfer pour des populations asservies, abruties par une publicité souvent mensongère, tenues dans l'ignorance des mécanismes dont quelques immenses compagnies transnationales et de nombreuses sociétés nationales tirent les ficelles.
Il faut oser le dire: le libéralisme économique tel que l'ont rêvé ses théoriciens n'existe pas ou plus. Peut-être s'est-il incarné, il y a longtemps, dans ces entreprises pour ainsi dire familiales que géraient avec prudence et souvent humanité leurs patrons-propriétaires, soucieux avant tout de léguer à leurs descendants un patrimoine intact ou augmenté. Peut-être se réalisera-t-il un jour grâce à des processus de contrôle par les consommateurs et par l'Etat – mais nous en sommes loin.
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Le paradis libéral s’est révélé être une jungle ou même un enfer pour des populations asservies