Victimes en tout genre
Une victime est un être souffrant passivement de violences imméritées, explique l'historienne Irène Herrmann. Mais, poursuit-elle, les victimes ne sont victimes que pour autant que la société les reconnaisse comme telles. La souffrance collective d'une catégorie de personnes ne prend sens que sous le regard d'autrui. La partie souffrante de l'humanité présente et passée étant immense, la qualification des maux infligés et le statut des personnes qui les subissent obéissent à des besoins politiques et sociétaux très changeants.
L'automne politique 2017 en fournit deux exemples contrastés. Sous l'effet de l'affaire Weinstein à Hollywood, un grand nombre de femmes se rangent dans la liste apparemment sans fin de celles qui ont subi un jour ou l'autre la violence ou l'impudence d'un homme. C'est un grand déballage qui a la faveur de la société à travers les médias gourmands de cas, d'exemples, de commentaires indignés. Assez de politiciens approuvent pour que le harcèlement devienne un crime et les femmes des victimes, réelles ou potentielles. On dit que «leur parole se libère».
Une souffrance qui aurait été longtemps cachée est maintenant exposée au grand jour. L'ex-socialiste français Benoît Hamon promet l'aide de l'Etat aux femmes qui entameraient des procédures judiciaires contre leur «bourreau». C'est bon pour la relance de son mouvement politique. C'est bon pour la consolidation des nouvelles normes de comportement entre les hommes et les femmes sous le principe de l'égalité.
Le basculement est majeur. Quand elles évoquaient leurs rapports sexuels avec leur mari, les vieilles femmes de ma famille employaient le terme «passer à la casserole». Elles en riaient plutôt, le désagrément faisait partie du mariage, un parmi d'autres dans une vie à part ça normale. Aux conditions d'aujourd'hui, ce serait du viol conjugal, source d'une souffrance reconnue comme inadmissible et dont le «coupable» serait passible de poursuites judiciaires.
Jusqu'à la fin du XXe siècle, les agressions contre les femmes, à moins d'être mortelles, ne faisaient pas d'elles des «victimes». Elles perpétuaient l'ordre du fort au faible, qui passait pour naturel. Cet ordre est destitué par l'élévation en «souffrance» des manifestations de domination. Pour être libres et égales, les femmes ont besoin de se constituer en victimes. L'opération est acceptée.
Elle ne l'est pas s'agissant de la Catalogne. Ils ont beau se représenter en victimes de l'Espagne, les indépendantistes catalans ne sont pas crus ni soutenus. Les indices de la culpabilité espagnole sont insuffisants et les arguments pour l'indépendance sont à contretemps. La société européenne, espagnole comprise, n'est pas d'humeur à remettre en cause son organisation territoriale, et d'autant moins après les affres du Brexit. Rien ne justifie un revirement. La souffrance catalane invoquée n'est pas «vue», la violence espagnole dénoncée n'est pas ressentie au-delà du cercle des catalanistes. Le couple bourreau-victime est donc absent de la scène. Ou s'il danse en coulisse, c'est à rôle renversé, l'Espagne victime des kamikazes catalans.
La stratégie du président de la Generalitat, Carles Puigdemont, vise à la victimisation, modulable en martyre en cas de violence policière. Elle cherche à provoquer l'irréparable pour qu'au prix du sang, l'indépendance devienne inévitable. Pour être dans la logique de nombreux précédents de «libération nationale», le jeu n'en est pas moins douteux dans l'époque et sur l'espace européen.
Avec l'espoir de sensibiliser, Puigdemont en appelle à la démocratie, valeur suprême. Mais la démocratie catalane est elle-même bafouée. Le parlement, verrouillé, ne débat plus, il n'est même plus convoqué. Il est remplacé par une démocratie directe sans cadre ni règle. De sorte que le regard d'autrui sur la «souffrance» catalane est teinté d'un soupçon d'abus qui fait barrage à l'accession de cette nation au statut de victime. N'est pas victime qui veut.
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