Quelques dixièmes de seconde au bout des skis
Justin Murisier, dont «Le Temps» suit la préparation olympique, tentera de se qualifier pour les Jeux dès le premier géant de la saison, dimanche à Sölden. Pour maximiser ses chances, il prépare ses skis, chaussures et fixations depuis des mois
Alors que le premier géant de la saison se déroule ce dimanche à Sölden, Le Temps vous propose le quatrième épisode de la série «Objectif Pyeongchang», qui suit la préparation olympique du Valaisan Justin Murisier. Où il est question de matériel et surtout du choix des skis, qui permettent parfois de faire la différence.
Plus que quelques jours avant l’ouverture de la Coupe du monde de ski, à Sölden. Déjà, les athlètes y auront les Jeux olympiques 2018 à portée de bâton: les slaloms géants disputés sur le glacier de Rettenbach offriront à sept skieuses (samedi) et autant de skieurs (dimanche) leur billet pour Pyeongchang. Ceux qui terminent dans le top 15 devront confirmer ultérieurement avec un deuxième résultat similaire. Les autres auront encore de nombreuses courses pour se rattraper.
Justin Murisier, lui, ne veut pas perdre de temps. «Je me sens très bien, confie-t-il. Je vise les dix premières places au minimum. Et je suis convaincu qu’il y a mieux à faire. Beaucoup mieux…» Physiquement, le corps est au point. Techniquement, les sensations sont là. «Je vais vite sans avoir besoin de forcer», dit-il. Ses derniers jours d’entraînement, sur les pentes de la Diavolezza (Grisons), seront consacrés au choix et aux derniers réglages de ses skis, ses chaussures et ses fixations. Autant d’éléments à combiner pour trouver le meilleur compromis possible.
Dix-huit paires de skis
Jamais un skieur qui vient de rater sa manche n’incriminera son matériel. Il peut pourtant faire perdre ou gagner une course. «D’une configuration à l’autre, il peut y avoir un ou deux dixièmes de seconde de différence sur la ligne d’arrivée», estime le Valaisan. C’est moins que le laps de temps qui sépare deux applaudissements promis au vainqueur. C’est parfois plus que son avance sur le deuxième.
L’équipe Sky a révolutionné le cyclisme en se concentrant sur les gains marginaux, soit l’amélioration de détails qui paraissent dérisoires, jusqu’à ce qu’ils conduisent à la victoire. Les skieurs ne font rien d’autre en accompagnant le développement de leur matériel, puis en choisissant les modèles et même les pièces précises qu’ils utiliseront. Ce travail est réalisé en binôme avec le serviceman, l’homme de confiance de l’athlète. Justin Murisier peut compter sur un ancien athlète olympique, le Tchèque Marian Bires, pour gérer et optimiser sa collection de lattes.
Le Valaisan a déjà chaussé plus de paires de skis cet automne que la plupart de sportifs du dimanche ne le feront en une vie: «Ces dernières semaines, à Zermatt, je devais avoir environ 18 paires, pour ne parler que de géant.» Soit, pour sa discipline de prédilection uniquement, quatre modèles différents, chacun décliné en quatre ou cinq exemplaires. Pour la course de Sölden, il hésitait encore, la semaine dernière, entre deux modèles, et quatre ou cinq paires au total. Vraisemblablement, il en utilisera autant tout au long de la saison.
Uniquement des prototypes
«D’un modèle à l’autre, ce n’est pas comme si on passe d’une Fiat 500 à une Ferrari, lâche-t-il. Mais il y a vraiment des différences. Basiquement, on distingue les skis «qui poussent» – soit ceux qui t’entraînent toujours dans le sens de la pente – de ceux qui, au contraire, sont plus faciles à maîtriser mais n’avancent pas.» Justin Murisier l’assure: il voit un monde entre les deux, même si le fossé ne se chiffre qu’en une fraction de seconde au chrono.
Le skieur doit se faire confiance. Il n’a d’autre indicateur que sa propre perception pour savoir si le matériel est au point ou pas. «En Formule 1, les écuries peuvent s’appuyer sur des montagnes de données électroniques», reprend l’amateur de métaphores mécaniques. Pas lui. D’une manche à l’autre, les conditions de neige ne sont pas stables et le contraignent à n’écouter que ses sensations pour décider de la direction à suivre dans les réglages, voire le développement des modèles.
Les athlètes d’élite jouent le même rôle pour les marques de ski que les bolides de Formule E pour l’industrie automobile. Renault et les autres profitent des courses pour développer les moteurs électriques; Völkl (skis), Dalbello (chaussures) et Marker (fixations) comptent sur Justin Murisier pour faire progresser leur technologie. En tant qu’athlète numéro 1 de la firme en slalom géant, il est en contact permanent avec les ingénieurs pour améliorer les performances du matériel.
«Par exemple, tous mes skis sont des prototypes, pressés à la main spécialement pour moi, expliquet-il. C’est ce qui explique que d’une paire à l’autre, même d’un même modèle, il y a de petites différences.» Inlassablement, il faut donc essayer les paires de skis les unes après les autres. Pour qu’elles révèlent leur potentiel – le noyau de bois doit travailler avant de fonctionner à plein – autant que pour saisir leurs particularités.
Impact mental
Les paires de lattes du skieur professionnel sont les vaches du paysan. Le sportif de canapé ou le promeneur ne saurait les différencier, alors que pour ceux qui évoluent chaque jour à leur contact, elles ont toutes leur identité, leur caractère et même leur nom. Marguerite, Zelda et leurs copines paissent dans le champ; Nikki, Chasey et beaucoup d’autres patientent dans le ski-room de Justin Murisier. Plus sexy que des numéros de série…
En prévision de l’hiver 2017-2018, la Fédération internationale de ski a modifié le règlement relatif aux skis de slalom géant: les hommes utiliseront désormais des modèles avec un rayon de courbe de 30 mètres, contre 35 auparavant. Concrètement: des skis plus carvés, plus faciles à faire tourner et théoriquement moins violents pour le dos des athlètes.
Ce changement, Justin Murisier a décidé de l’anticiper en demandant à Völkl de lui fournir des modèles dès l’hiver dernier, afin d’avoir plus de temps pour les mettre au point. «Beaucoup préféraient patienter pour ne pas perturber leurs automatismes. Moi, j’ai préféré prendre le risque parce qu’une année olympique se profilait.»
Aujourd’hui, il ne regrette pas son choix. Tout est prêt en temps et en heure. «Je suis sûr à 100% que mon matériel fonctionnera à Sölden, lance-t-il. C’est extrêmement important. Car au-delà des deux dixièmes qu’on perd ou qu’on gagne, il y a l’aspect mental: on ne skie pas de la même manière si on a des doutes ou l’esprit libre.»
■
«On distingue les skis «qui poussent» – soit ceux qui t’entraînent toujours dans le sens de la pente – de ceux qui, au contraire, sont plus faciles à maîtriser mais n’avancent pas»
JUSTIN MURISIER, SKIEUR