Le «cocktail terroriste», l’arme d’Erdogan contre ses opposants
Onze défenseurs des droits de l’homme, dont neuf en détention, comparaissaient à Istanbul. Leur procès est emblématique du «cocktail terroriste», concept forgé par le pouvoir pour poursuivre les voix critiques
Pour la plupart d’entre eux, le Palais de justice d’Istanbul est un lieu familier. Au fil des ans, ils ont improvisé des conférences de presse sur les dalles grises de son parvis, arpenté ses 19 étages, suivi d’innombrables procès. Toujours côté public. Mercredi, pourtant, 11 défenseurs des droits de l’homme ont pris place de l’autre côté, sur le banc des accusés. Neuf de ces militants, dont Idil Eser, directrice d’Amnesty International Turquie, Taner Kiliç, son président, ainsi qu’un citoyen allemand et un Suédois, sont en prison depuis plus de trois mois.
«C’est la première fois en soixante ans d’histoire de notre ONG que le président et la directrice d’une branche locale sont emprisonnés», observe Andrew Gardner, chercheur à Istanbul pour Amnesty International. «Ce procès constitue une grave escalade des attaques du gouvernement contre la société civile. A travers ces 11 activistes, c’est la défense des droits de l’homme qu’on criminalise.»
L’acte d’accusation – 17 pages d’une prose indigeste – leur reproche d’avoir «aidé des organisations terroristes armées (FETÖ/PDY, PKK/KCK et DHKP/C)». Le premier acronyme désigne le mouvement de l’imam Fethullah Gülen, considéré comme le cerveau du coup d’Etat raté de juillet 2016. Les deux sigles suivants renvoient, respectivement, aux séparatistes kurdes et à un groupuscule d’extrême gauche. Les accusés risquent entre 5 et 15 années de prison.
Tous les adversaires dans le même panier
Le «procès des 11 d’Istanbul», ainsi que l’a baptisé Amnesty International, consacre le concept de «cocktail terroriste»: l’idée selon laquelle tout ce que la Turquie compte de terroristes formerait une alliance pour détruire son gouvernement. L’ancien premier ministre Ahmet Davutoglu l’avait inventé au lendemain de l’attentat de la gare d’Ankara, en octobre 2015. Le président Recep Tayyip Erdogan l’a repris à son compte et le ressasse à chaque discours. «La Turquie affronte un encerclement terroriste», martelait-il encore le 18 octobre. Des dizaines de journalistes, activistes, écrivains et autres voix critiques sont soupçonnés de tremper dans ce «cocktail terroriste».
«C’est une stratégie. Plus le nombre de groupes auxquels vous êtes accusé d’appartenir augmente, plus il est difficile de vous défendre. C’est comme si j’étais attaqué à la fois par une hache, un couteau et un pistolet», compare Eray Sargin. Ce journaliste est jugé depuis mardi avec cinq collègues – dont deux incarcérés – pour avoir publié des courriels extraits du compte piraté de Berat Albayrak, ministre de l’Energie et gendre de Recep Tayyip Erdogan. L’acte d’accusation mentionne non seulement le PKK, le DHKP-C et FETÖ, mais aussi Daech et le Parti communiste marxiste-léniniste (MLKP, illégal).
Accusations «peu crédibles»
«Les procureurs agissent sur ordre du pouvoir, affirme Baris Yarkadas, un député d’opposition. Leurs accusations sont tellement peu crédibles qu’ils brandissent le «cocktail terroriste» dans l’espoir que cela passe plus facilement», commente cet ancien journaliste, qui assiste à tous les procès impliquant ses confrères. «Le but est aussi de faire peur, donc de faire taire, poursuit-il. C’est une façon de montrer à ceux qui critiquent le pouvoir qu’il n’y a rien de plus simple que d’être poursuivi pour des liens avec un groupe terroriste, peu importe lequel, et pourquoi pas plusieurs.»
Les 11 défenseurs des droits de l’homme jugés depuis mercredi ne sont pas seulement accusés d’avoir soutenu des organisations aux origines et aux idéologies aussi diverses qu’antagonistes. Il leur est aussi reproché, sous couvert d’un atelier organisé début juillet sur une île au large d’Istanbul, d’avoir voulu «créer des mouvements susceptibles d’être transformés en chaos social, à l’image des manifestations du parc Gezi», qui avaient fait trembler le pouvoir à l’été 2013.
Même des proches du pouvoir hésitent
Même parmi les fidèles de Recep Tayyip Erdogan, l’affaire en déconcerte plus d’un. «Ces gens sont-ils des Superman?» s’étonne Nagehan Alçi, une chroniqueuse proche du pouvoir, qui raillait le 14 octobre dans le quotidien Habertürk «un acte d’accusation de l’absurde».
«L’état d’urgence [en vigueur depuis le putsch manqué] prive ces activistes d’un procès équitable», s’insurge l’avocate Selina Dogan. Cette députée d’opposition ajoute, pessimiste: «Nos prisons débordent. Chaque fois que je rends visite à des détenus, je vois des bâtiments en travaux. Cent trente nouvelles prisons vont être construites dans le pays. Cela montre qu’ils ont l’intention d’arrêter encore beaucoup de monde.»
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«Le but est de faire peur, donc de faire taire»
BARIS YARKADAS, DÉPUTÉ DE L’OPPOSITION