Au nom du grand-père catalan
Il est le petit-fils de Josep Tarradellas, celui qui restaurait le gouvernement catalan il y a quarante ans. Alors que Madrid suspend l'autonomie de la Catalogne, son héritage est récupéré par les deux camps
«Mon grand-père n’aurait jamais vendu de chimères, il ne se serait pas engagé pour le sécessionnisme s’il n’y avait pas eu de voie de sortie»
Les enfants se rappellent souvent leurs vacances à la mer. Quand il était petit, Anton Tarradellas passait, lui, ses étés au Palau de la Generalitat, le siège présidentiel catalan. Pas facile de grandir dans l’ombre d’un grand-père qui incarnait à lui seul les institutions catalanes, et leur résilience.
C’était il y a quarante ans, pratiquement jour pour jour. Le 23 octobre 1977, le patriarche Josep Tarradellas, après un exil aussi long que la dictature franquiste, revenait au pays et restaurait symboliquement la Generalitat de Catalogne en prononçant depuis le balcon du siège de l’exécutif une phrase qui restera dans la mémoire collective: «Citoyens catalans, je suis enfin de retour.»
Les institutions auront tenu quatre décennies. Curieusement, c’est cette semaine que le pouvoir central espagnol, répondant au défi indépendantiste catalan, a suspendu l’autonomie de cette région de 7,5 millions d’habitants. L’histoire dessine d’étranges paraboles.
Alors que les partisans et les opposants de l’autodétermination de la Catalogne se déchirent sur l’héritage de l’éternel président du gouvernement catalan en exil (1954-1977), les Tarradellas se sont faits discrets. «C’est toujours tentant de convoquer des figures du passé. Leur faire dire des choses sur le présent. Je veux éviter ces pièges. L’héritage de mon grandpère est trop complexe», tranche Anton Tarradellas, 39 ans, natif de Lausanne, qui se définit pourtant comme un «Catalan de l’exil». Comme les deux générations de Tarradellas qui l’ont précédé.
Doctorant en histoire à l’Université de Genève, le descendant de l’historique dirigeant d’Esquerra Republicana (gauche républicaine) donne un séminaire pour le cours «Nations et nationalismes» en Europe. Bien sûr, les étudiants les plus curieux ont «googlé» son nom. Un nom qui ne symbolise rien en terres helvétiques, choisies par son père pour vivre son exil, mais qui, en Catalogne, incarne le vent de la liberté post-franquiste.
A l’image du tweet mardi du président de la région (que Madrid veut destituer) Carles Puigdemont: «Le retour du président Tarradellas ne rétablissait pas l’ordre constitutionnel mais l’ordre démocratique défendu et exigé par les gens.» Un message auquel les unionistes n’ont pas tardé à rétorquer que c’est la junte actuelle qui «broie l’héritage» du réformiste Tarradellas. Le vieux républicain, artisan de la transition démocratique avec l’ex-notable franquiste Adolfo Suárez, a été fait marquis par le roi espagnol Juan Carlos Ier.
Renoncer à choisir, refuser la division
Anton Tarradellas évoque «une immense inquiétude et beaucoup de tristesse» à l’égard des récupérations politiques et du contexte actuel. Décrivant une Espagne en panne politiquement, gangrenée par ses divisions, le trentenaire incarne le camp «inaudible» de ceux qui refusent de choisir. Envers et contre l’empressement des nationalistes de tous bords. «Aujourd’hui tout le monde semble forcé de choisir. Je refuse la politique de clivages de Madrid, comme je refuse de passer pour un unioniste aux yeux des indépendantistes.»
Sur les chemins de l’exil
On se risque tout de même à insister sur la carrière politique de son grand-père. Né en 1899 et mort juste avant la chute du mur de Berlin, après avoir connu les dictateurs Primo de Rivera et Francisco Franco, mais aussi l’éphémère république et les réformateurs franquistes. Anton Tarradellas évoque le «possibilisme» de celui qui a dit un jour: «Je serais indépendantiste si c’était possible», selon les archives de la famille. «Mon grand-père n’aurait jamais vendu de chimères, il ne se serait pas engagé sur le sécessionnisme s’il n’y avait pas eu de voie de sortie.»
La famille Tarradellas, elle, en a connu des voies sans issue. Sur les routes françaises de l’exil depuis la fin de la guerre civile espagnole, Josep Tarradellas a dû, avec l’avancée de la guerre mondiale, passer clandestinement en Suisse pour éviter le sort de son prédécesseur. Livré aux Espagnols par la Gestapo française, Lluís Companys est mort fusillé à Barcelone en 1940.
C’est pourtant depuis le village viticole de Saint-Martin-le-Beau, en Touraine, que Josep Tarradellas a maintenu les institutions catalanes pendant des décennies. Dans sa maison perdue au milieu des champs, il faisait tourner les rotatives pour la feuille d’avis officielle, recevait l’intelligentsia catalane en exil ou entretenait une vaste correspondance, que son fils allait poster à mobylette dans différents points de France pour échapper à la censure espagnole qui avait repéré ce qui se tramait depuis le bucolique village.
Pour le père, il a fallu à un moment donné s’éloigner pour exister face au monstre politique. Il n’a pas accompagné le patriarche lors de son retour triomphal en Catalogne. Le petit-fils, qui reconnaît maîtriser assez imparfaitement le catalan, évoque, lui, un héritage à assumer. Il fait partie du conseil des archives de Poblet, localité où son grand-père «qui avait la manie de tout garder» a choisi d’y déposer les siennes.
«Dans une autre vie», alors qu’Anton Tarradellas était comédien, il a monté et joué dans La Ballade des historiques anonymes une pièce qui narre l’exil républicain. Il y ressuscitait une anecdote familiale: l’odyssée d’une urne débordante de formol qui contenait un coeur. Celui de Francesc Macià, qui fut président de la Catalogne jusqu’à sa mort en 1933. Le patriarche s’était engagé à le ramener dans la tombe de son propriétaire. Pour Anton Tarradellas, une autre manière de porter l’héritage de son grand-père.
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