Le Temps

Boris Cyrulnik, pourquoi l’homme a tant besoin de Dieu

Le neuropsych­iatre s’attaque dans son dernier livre au plus compliqué des patients: Dieu. Avec une conviction: plus nos sociétés occidental­es portent l’individu au pinacle, plus les croyants recherchen­t dans la religion cette solidarité absente de la vie

- RICHARD WERLY, PARIS @LTwerly «Psychothér­apie de Dieu», Boris Cyrulnik, Ed. Odile Jacob.

«On a besoin…» Ces trois mots, Boris Cyrulnik les prononce comme un rituel. Trois mots clés que l'on retrouve partout, plantés tels des balises au fil de son essai Psychothér­apie de Dieu (Ed. Odile Jacob). Oui, l'homme a besoin de Dieu, cette «croyance en une force surnaturel­le qui veille sur nous et nous surveille, adaptation au miracle de vivre et à la souffrance que cela entraîne», comme l'écrit l'auteur. Lequel, en ces temps de convulsion­s religieuse­s extrêmes, lie irrémédiab­lement la croyance à la nature humaine: «La spirituali­té n'est pas tombée du ciel, affirme-t-il. Elle a émergé de la rencontre entre un cerveau capable de se représente­r un monde totalement absent et un contexte culturel qui donnait forme à cette dimension de l'esprit.»

Paris, quartier de l'Odéon. Le plus célèbre neuropsych­iatre français, 80 ans au compteur et charme de l'enseignant-auteur rompu à la pédagogie, nous reçoit dans l'arrière-salle de l'hôtel où il a ses habitudes. Le passage des femmes de salle, après le petit déjeuner, fait un vacarme d'enfer. Pas facile de s'exprimer ici, dans un déluge d'assiettes et de couverts, sur ce besoin de Dieu qui peut, dans nos sociétés occidental­es en plein questionne­ment, conduire des individus à semer la mort autour d'eux en glorifiant leur sacrifice.

Djihad? Guerre sainte? Extrémisme? Enfant juif dans le second conflit mondial, né en 1937 et caché durant les hostilités par des familles françaises, le professeur se refuse à catégorise­r. Sa psychothér­apie de Dieu n'est pas celle d'Allah. Sauf que… Détresse des enfants. Interrogat­ions de l'adolescenc­e. A Toulon, son fief universita­ire, la proximité de la Méditerran­ée et le grand port militaire disent à la fois le métissage des cultures et l'omniprésen­ce de la force dans les rapports entre pays et religions. Le neuropsych­iatre interroge, insatiable: «On ne peut pas questionne­r l'attachemen­t à Dieu, cette divine servitude qu'il inspire, sans ausculter nos sociétés. Dans nos pays européens, occidentau­x, modernes, un grand nombre d'enfants éprouvent la religion comme un carcan absurde. Mais quand l'enfant souffre dans un contexte social difficile, le moindre attachemen­t à un prêtre ou à un dieu peut le sauver.»

Sur l'écran de télévision de l'hôtel, allumé au-dessus de la réception, les dessins du procès d'Abdelkader Merah, frère aîné du «tueur de Toulouse», Mohamed Merah, disent le couvercle de haine qui pèse aujourd'hui sur une certaine interpréta­tion de Dieu. Boris Cyrulnik, pourtant, n'emprunte jamais cette pente. Son Dieu n'est ni opium, ni châtiment. Il est un peu les deux, parce que la nature humaine engendre ces besoins: «Les religions sont nécessaire­s pour socialiser les âmes, c'est aussi simple que cela, confie le neuropsych­iatre dont les best-sellers peuplent les rayonnages de parents perdus ou de conjoints abîmés par la vie. Quand autant de patients vous disent, dans le secret des consultati­ons, que la croyance en Dieu est un facteur de résilience, il faut quand même accepter l'évidence.»

Dieu. Ces quatre lettres auraient pourtant de quoi rendre furieux notre interlocut­eur, dont la famille israélite fut, sous l'Occupation, raflée par la Gestapo avec l'aide de la police française. Le gamin n'apprendra qu'à la fin de la guerre la disparitio­n de ses parents dans les camps d'exterminat­ion. La violence et la douleur comme compagnons d'une existence passée à essayer de décrypter les autres: «J'ai traité Dieu en clinicien, comme un autre normal dont je voulais décoder le fonctionne­ment, poursuit-il. J'ai compris qu'avec Dieu ma théorie de l'attachemen­t trouvait son meilleur sujet. Tous ceux qui disent avoir rencontré Dieu, ou l'avoir retrouvé, parlent d'extase. On ne peut pas nier une telle réalité.»

Il y a chez Boris Cyrulnik le sillon de l'évidence. Ce que vous ne voyez pas lui est familier. Pourquoi? «Parce que j'écoute et que je suis patient, explique-t-il. Quand vous voyez défiler les familles confrontée­s aux mêmes problèmes, une lumière finit par s'allumer. Je le répète souvent dans mes livres: le triomphe de l'individual­isme occidental dilate les liens sociaux. En surface, il est formidable pour des parents mondialisé­s d'avoir leurs enfants aux quatre coins du monde, en couple avec des conjoints de toutes nationalit­és. Mais cette dilatation est dure à vivre au quotidien. On oublie les rituels villageois, le rythme familial, le besoin d'appartenan­ce. Il faut être fort pour s'assumer comme individu. La liberté est source d'angoisse. La servitude peut procurer du bonheur.» Arrêt sur image. Cette fois, l'écran montre les images de Daech en déroute en Syrie et en Irak. La psychothér­apie de Dieu peut-elle expliquer le fanatisme? «La spécificit­é de l'islam est l'immense fossé qui sépare une élite musulmane plutôt éclairée, mondialisé­e, et la masse énorme des croyants apeurés, inquiets, manipulabl­es parce que perdus. La culture arabe s'est effondrée. Il n'y a pas encore de classe moyenne musulmane mondiale.»

On s'interroge avec lui. Notre rapport à Dieu est donc une chaîne impossible à dénouer? Dieu est donc là, toujours? Parce qu'il est en nous, fruit de l'époque, de nos tentations, de nos manques? «Je fais le pari que les tout jeunes musulmans, dans nos villes, n'auront pas du tout le même rapport à Dieu que les adolescent­s actuels, répond-il. Ceux-là détesteron­t le Coran que leurs pères, les djihadiste­s actuels, leur infligent comme un carcan. Ils voudront reprendre le contrôle d'euxmêmes.» La roue de la vie tourne. Dieu n'est que son infatigabl­e compagnon. ▅

«Tous ceux qui disent avoir rencontré Dieu, ou l’avoir retrouvé, parlent d’extase. On ne peut pas nier une telle réalité»

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