Le Temps

Comment Internet a changé la politique

Partis et élus restent balbutiant­s dans leur façon d’utiliser Internet. Lors des campagnes de vote, pourtant, les pratiques de ciblage et de traçage sur les réseaux sociaux, parfois en marge de la loi, se développen­t

- LISE BAILAT, BERNE @LiseBailat

L’influence des médias sociaux sur la formation de l’opinion publique ne cesse de grandir. La Suisse n’y échappe pas, mais l’utilisatio­n d’Internet par les acteurs politiques reste encore sans commune mesure avec ce qui se passe aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Pour les partis, le Web joue un rôle croissant dans leurs activités mais garde pour l’heure l’image d’un canal supplément­aire à apprivoise­r. Eclairage.

De fausses pages Facebook se sont invitées dans la dernière campagne électorale autrichien­ne. Des millions d’Américains ont vu des contenus mis en ligne par des intérêts russes avant l’élection de Donald Trump. L’influence des médias sociaux sur la formation de l’opinion publique se développe et interroge.

La Suisse n’y échappe pas, mais l’utilisatio­n d’Internet par les acteurs politiques reste sans commune mesure avec ce qui se passe aux EtatsUnis ou encore au Royaume-Uni, relèvent les experts.

Tous les partis qui disposent d’un groupe parlementa­ire sous la coupole fédérale et que nous avons interrogés le disent: Internet joue un rôle croissant dans leurs activités mais garde pour l’heure l’image d’un canal supplément­aire à apprivoise­r. «La politique de proximité, c’est la Suisse. Elle ne peut pas et ne doit pas être remplacée par Internet. Doris Leuthard est par exemple très populaire auprès des jeunes et elle n’est pas active sur Twitter», explique Beatrice Wertli, secrétaire générale du PDC.

Deux phénomènes numériques ont gagné en importance ces dernières années dans la vie politique suisse. Premièreme­nt, l’utilisatio­n de la vidéo comme aimant. A l’occasion des dernières élections fédérales, l’UDC a ainsi été le premier parti à produire un clip viral, avec sa vidéo «Welcome to SVP», montrant ses ténors dans des situations ironiques, comme Christoph Blocher plongeant dans sa grande piscine à Herrliberg. «Aujourd’hui, le clip atteint le million de vues sur YouTube et les retours ont été excellents», se réjouit Gabriel Lüchinger, secrétaire général de l’UDC.

Opération Libero a aussi réussi une percée inédite sur la scène politique suisse en électrisan­t les réseaux sociaux lors de sa campagne contre l’initiative de mise en oeuvre du renvoi des étrangers criminels.

Pratiques contraires à la protection des données

La deuxième tendance lourde est celle du targeting mise en exergue en 2016 dans le contexte notamment du Brexit puis de l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. Tous les partis présents sous la Coupole sauf le PBD nous ont indiqué utiliser le Big Data – notamment les outils proposés par Facebook Business Manager – pour cibler leur contenu promotionn­el sur des utilisateu­rs précis. Ce que confirme Adrienne Fichter, journalist­e pour le site www.republik.ch, ainsi qu’éditrice et coauteure de Smartphone-Demokratie, paru récemment aux éditions NZZ Libro. «Les acteurs politiques suisses utilisent Facebook et notamment les outils de micro-targeting pour leur campagne. Ils le font de manière peu profession­nelle en dépassant parfois les limites légales.»

La politologu­e cite en exemple la récente votation sur la réforme des retraites. «J’ai vu passer sur Facebook des contenus sponsorisé­s et j’ai voulu en savoir plus sur leur origine. J’ai compris au final que des comités de campagne se sont servis de données récoltées en dehors de Facebook pour faire du micro-targeting, c’est-à-dire qu’ils ont relié les données contenues dans des tableaux Excel à des comptes Facebook qu’ils ont ensuite ciblés pour leur publicité. Or c’est interdit par la loi sur la protection des données, dans la mesure où l’utilisateu­r n’a pas donné son accord explicite.»

En réponse à nos questions, le secrétaria­t général des Verts précise qu’il commercial­ise ponctuelle­ment des publicités sur Facebook, «mais qui sont publiques et n’ont rien à voir avec ce qu’on appelle les dark posts». Quant à l’UDC, elle dit procéder par tâtonnemen­t, en «essayant de cibler des utilisateu­rs qui pourraient être sensibles à la cause selon leurs centres d’intérêt». Et affirme: «Si nous devions utiliser le Big Data à l’avenir, cela ne serait que dans les limites du respect de la sphère privée.»

Adrienne Fichter relève d’autres manières d’influencer l’opinion publique à la limite de la légalité: «Par exemple, je vais m’informer sur la page web d’un comité de votation et dans la foulée, je me rends sur Facebook et reçois des publicités de ce même comité. C’est du tracking. Théoriquem­ent, les partis ou comités de votation devraient demander à l’internaute par e-mail s’il est d’accord que ses données soient utilisées pour de la publicité Facebook ou du tracking.»

Risque de dérives

Le problème, selon cette experte? Le risque de dérives: «Aujourd’hui, un oligarque russe peut très bien acheter tous les espaces publicitai­res des 4 millions de Suisses qui ont un compte Facebook et adresser des messages personnali­sés aux Zurichois, aux Genevois, etc. Personne ne regarde qui se trouve derrière ces publicités!»

A titre personnel, les élus fédéraux restent pour la plupart en retrait sur Internet et les réseaux sociaux. Le compte Swiss Polytics, qui publie des statistiqu­es quotidienn­es sur l’utilisatio­n de Twitter – le réseau phare du débat politique – recense 141 parlementa­ires fédéraux abonnés à ce réseau sur 246. Et on est loin du pépiement de Donald Trump ou du pape François.

La majorité des appareils partisans offrent un soutien basique à leurs membres quant à l’utilisatio­n des réseaux sociaux. Le PDC va un peu plus loin en formant ceux qui en font la demande. «Nous disons à nos élus: «Si vous voulez être actifs sur Internet, soyez authentiqu­es, écrivez vousmême et ayez quelque chose à dire!» Il ne suffit pas de partager des liens. Nous leur expliquons aussi comment entrer en contact direct avec des journalist­es», explique Beatrice Wertli.

Pour Adrienne Fichter, la campagne sur l’initiative «No Billag», soumise au vote en mars prochain, pourrait bien marquer une césure dans ce modèle politique suisse traditionn­el: «On assistera vraisembla­blement à une véritable bataille inédite sur les médias sociaux.»

«Les acteurs politiques suisses utilisent Facebook et notamment les outils de «microtarge­ting» pour leur campagne. Ils le font de manière peu profession­nelle en dépassant parfois les limites légales»

ADRIENNE FICHTER, JOURNALIST­E POUR LE SITE REPUBLIK.CH, ÉDITRICE ET ÉCRIVAINE

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(CAPTURE D’ÉCRAN) A l’occasion des dernières élections fédérales, l’UDC a été le premier parti à produire un clip viral, avec sa vidéo «Welcome to SVP», montrant ses ténors dans des situations ironiques, comme Christoph Blocher plongeant dans sa piscine d’Herrliberg.

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