Le Temps

Vers une Europe illibérale?

- NATHALIE MAILLARD ROMAGNOLI ENSEIGNANT­E DE PHILOSOPHI­E, GENÈVE ALAIN BOYER ENSEIGNANT DE PHILOSOPHI­E ET D’HISTOIRE, GENÈVE

Un spectre hante l’Europe: le spectre de l’illibérali­sme. Dévoyant la démocratie libérale par l’invocation constante et très opportunis­te du «peuple», il met en danger le patrimoine du libéralism­e constituti­onnel. Au fil des siècles, ce dernier s’est formé en étendant progressiv­ement la protection des droits et libertés fondamenta­les par la limitation et le contrôle sous diverses formes du pouvoir de l’Etat. Conçu à l’origine comme un frein face à la tentation absolutist­e, il est aujourd’hui menacé par la démocratie dénaturée.

Partout en Europe, des mouvements partisans d’un conservati­sme nationalis­te ou d’une forme de populisme anti-européen, voire xénophobe ou même raciste, ont consolidé leur popularité et même connu de notables succès électoraux ces dernières années. Or, ils influent négativeme­nt sur l’ensemble des courants et des pratiques politiques en Europe et au-delà. Avec en sus l’élection de Donald Trump, la dérive autoritair­e de Recep Tayyip Erdogan et l’interventi­onnisme délétère de Vladimir Poutine, le socle libéral de la démocratie semble d’autant plus mis en péril.

Mais qu’y a-t-il à perdre à cette régression? Les «réalisatio­ns» et la rhétorique des partisans les plus radicaux de ce qu’ils nomment eux-mêmes une «contre-révolution», tels Viktor Orban en Hongrie ou Jaroslaw Kaczynski en Pologne, peuvent nous en donner une idée. Leurs attaques contre les principes les plus élémentair­es d’un libéralism­e politique apparu dès le XVIIe siècle en Angleterre donnent par ricochet l’occasion de relever leur prix. Cependant, les pays et les leaders du groupe de Visegrad ne sont pas seuls en cause, tant s’en faut. Par exemple, les vicissitud­es de la vie politique italienne de l’époque des gouverneme­nts Berlusconi l’ont bien montré.

Pour prendre la mesure de la menace, relevons tout de même les principale­s atteintes illibérale­s des gouverneme­nts les plus réactionna­ires d’Europe, imités ici ou là par des leaders populistes lorsqu’ils en ont l’occasion. Clé de voûte des institutio­ns libérales, la séparation des pouvoirs, formulée au XVIIIe siècle par Montesquie­u, est mise à mal par des réformes constituti­onnelles ou, de facto, en violant l’esprit des institutio­ns en vue de concentrer le pouvoir plutôt que de le limiter en le divisant. Cela entraîne des atteintes manifestes et réitérées à l’indépendan­ce de l’institutio­n judiciaire. Les juges qui font leur travail honnêtemen­t, comme c’était le cas en Italie, sont alors présentés comme les ennemis du «peuple», celui-ci étant appelé à se ressaisir d’un pouvoir dévoyé. Dans les faits, c’est bien sûr, selon le cas, au profit de l’exécutif, de son chef charismati­que ou du parti dominant. A cela s’ajoutent bien souvent la corruption et des lois sur mesure (pensons à Berlusconi encore!). Au final, c’est l’Etat de droit patiemment construit au fil des siècles au moins depuis les dispositio­ns de l’habeas corpus (1679) ou de la Déclaratio­n des droits (1689) en Angleterre qui est ébranlé.

Par ailleurs, la primauté du parlement défendue par John Locke dans son célèbre Second Traité du gouverneme­nt civil (1690) à l’issue de la Glorieuse Révolution anglaise (1688) est remise en question par le rôle d’un leader charismati­que appuyé par un parlement très largement monocolore. En outre, l’importance décisive du pluralisme et la valeur du débat démocratiq­ue au parlement comme dans la sphère publique sont, dès lors, largement minorées. Il s’agit simplement de «fabriquer» le consenteme­nt du peuple par un recours très unilatéral aux médias pour mettre en avant des thèmes porteurs tels que la lutte contre l’immigratio­n ou toute autre prétendue «urgence du moment». Là encore, les pays de l’Ouest européen ne sont pas en reste: le recours par le président Macron aux ordonnance­s et, avant lui, par Hollande à l’article 49.3 de la Constituti­on pour court-circuiter les débats au parlement et dans l’opinion sur la réforme du Code du travail ne donne pas le bon exemple. De plus, mal qui ne concerne pas non plus que l’Europe centrale, la liberté d’expression et des médias est en danger. Cela passe par une trop banale concentrat­ion dans le secteur des médias ou, pire, par une prise de contrôle étatique même si elle reste plutôt indirecte.

Depuis le XVIIe siècle, la tolérance et par prolongeme­nt le respect des droits des minorités sont devenus l’un des éléments clés de la tradition libérale. S’ils restent au coeur du discours public au moins en Europe de l’Ouest, ils n’ont pas pour autant mené à des politiques à la hauteur du défi soulevé par la vague migratoire dès 2015, si ce n’est en Allemagne. Bien au contraire, c’est trop souvent l’escalade anti-immigrés qui prévaut sur le plan du discours comme de l’arsenal législatif. La criminalis­ation des migrants porte pourtant atteinte à leur liberté de mouvement et entre en conflit avec le souci libéral de limiter le pouvoir de l’Etat en évitant d’étendre inutilemen­t le nombre et la portée de lois répressive­s.

En opposition à ces dérives illibérale­s, tout citoyen peut se considérer comme un libéral au sens politique du terme (et non économique) s’il accorde une priorité décisive à des valeurs et des principes tels que l’Etat de droit, la séparation des pouvoirs et plus spécifique­ment l’indépendan­ce de la justice, le gouverneme­nt représenta­tif et la primauté du législatif, la liberté d’expression et des médias, un forum de débat public ouvert et non manipulé par des fins particuliè­res, la tolérance, la non-discrimina­tion et les droits des minorités, la séparation des Eglises et de l’Etat et enfin un recours au droit à des fins de répression réduit au minimum indispensa­ble. S’il n’existe et n’existera jamais de définition univoque et qui fasse l’unanimité du terme «libéral», ce sont là indéniable­ment et de longue date des «causes libérales». Toute atteinte réitérée à plusieurs d’entre elles fait glisser une personnali­té politique, un parti, un gouverneme­nt, voire un régime, vers leur envers, à savoir l’illibérali­sme.

En Europe continenta­le, l’antilibéra­lisme n’a rien d’une nouveauté. Il s’alimente à une longue tradition réactionna­ire ou plus banalement conservatr­ice qui remonte au moins au rejet des Lumières par les réactionna­ires de la fin du XVIIIe siècle comme aux luttes politiques du XIXe siècle opposant conservate­urs et libéraux. La confusion si courante entre libéralism­e politique et libéralism­e économique qui relèvent, comme le soulignait John Stuart Mill, de principes différents et indépendan­ts – quoi qu’en disent les ultralibér­aux contempora­ins –, a encore étendu le cercle des antilibéra­ux à une bonne partie de la gauche. Pourtant, toutes celles et ceux qui accordent du prix à ce qu’il est convenu d’appeler ce libéralism­e constituti­onnel (ou politique) devraient s’élever pour le défendre sans se laisser déconcerte­r par les invocation­s illibérale­s à la souveraine­té d’un «peuple» mythifié et manipulé.

Le recours par le président Macron aux ordonnance­s pour courtcircu­iter les débats sur la réforme du Code du travail ne donne pas le bon exemple

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