Le Temps

A l’abri des réseaux sociaux

Par le biais de Twitter ou Facebook, la misère a, en France, de nouveau des visages et des histoires. Les destins de Robert, d’Alexandre ou de Josef, partagés en ligne, ont alors pu nourrir des élans de générosité

- JULIE RAMBAL, PARIS @julie_rambal

«Si vous pouvez aider ce couple qui vit dans la rue. Il y a son numéro sur la pancarte…» En postant, le 28 octobre, la photo de Robert et Emilia, septuagéna­ires sans-abri enlacés sur leur banc parisien, avec un caniche et une valise à roulettes pour tout bien, cette abonnée Twitter a fait un miracle: plus de 22 000 retweets, des centaines de commentair­es émus, et surtout, des dizaines d'offres d'hébergemen­t.

«Ma maison à dispo, logés, blanchis, couverts, chambre seule avec S de B, toilettes, cuisine, dans villa», a ainsi écrit une internaute. «Je peux partager ma maison, je vis seule à la campagne: chambre, et le jardin est grand», a répliqué une autre.

Messagerie saturée

Robert et Emilia avaient collé sur leur valise une pancarte proposant de réaliser des «petits travaux» moyennant finance, avec leur numéro de téléphone. Le 29 octobre, Robert, ancien serrurier, avait sa boîte de messagerie saturée, un mobile sonnant constammen­t et un trousseau de clés dans la poche… «On nous a proposé un studio gratuit pour tout l'hiver. Mon ancien patron m'a aussi reconnu et veut me refaire travailler, ça tombe bien, je suis en forme. Quelqu'un d'autre veut aussi nous offrir tout l'équipement électromén­ager», lâche-t-il, ému.

Depuis plusieurs mois, Robert et Emilia dormaient dans une cabane de fortune bricolée sur les bords de la Seine, en région parisienne. Après toute une vie à travailler – «mais pas toujours déclaré, j'ai déconné», concède Robert –, ils ne comptabili­saient pas les trimestres nécessaire­s pour toucher la retraite, et survivaien­t sur le trottoir. Twitter a changé leur destin en une journée. Une cagnotte Leetchi «pour Robert et Emilia» affichait aussi 800 francs de dons en quarante-huit heures.

Le 2 octobre, c'est du côté de Lille qu'une passante diffusait sur les réseaux sociaux la photo, l'histoire et le numéro de mobile d'Alexandre, ex-manutentio­nnaire de 40 ans dormant dans sa voiture depuis quatre mois, après la spirale licencieme­nt économique – fin de chômage – expulsion. Et là encore, avalanche de coups de fil le soir même. «Des gens m'appelaient de toute la France, pour m'héberger, m'inviter à manger. C'est incroyable, dans la rue, on vous évite du regard, on ne vous répond pas, mais sur les réseaux sociaux il y a une incroyable générosité», a confié récemment le quadragéna­ire à la radio France Bleu Nord.

Le 10 octobre, c'est Josef, un sansabri bordelais, qui signait un bail à 0 franc pour tout l'hiver, grâce à un généreux donateur, après la diffusion de son histoire par une passante, via la page Facebook d'entraide Wanted. Un post relayé 8000 fois en deux jours…

«Les réseaux sociaux redonnent un visage et un prénom à la misère», constate Edouard Hermet, qui travaille pour le média d'impact Sans A_, dont l'objectif est de rendre «visibles les invisibles et que ça fasse boule de neige» via Internet. «On parle souvent de ceux qui dorment dans la rue en termes génériques, en disant «les migrants», «les sansabri», ce qui les déshumanis­e. Or ces gens ont une histoire individuel­le, certains, même, ont eu des vies extraordin­aires, avant un coup de frein. Et le fait de le rappeler réveille les conscience­s.»

La plateforme Sans A_ a été créée il y a cinq ans par un ado de 17 ans touché par une misère en pleine explosion en France. Depuis, sa start-up diffuse portraits vidéo et podcasts sur des parcours d'exclus; elle est forte d'une communauté de 18 300 internaute­s sur Facebook et d'un impact sur 70 000 personnes. L'année dernière, le média avait diffusé le long portrait de Jean-Claude, SDF parisien de 65 ans qui racontait sa vie sur le trottoir: «Ce qui me gonfle, c'est les gens qui s'arrêtent et te regardent comme une bête de foire. Quand ils me regardent comme ça, je leur dis: «Prenez des photos tant que vous y êtes, pour les mettre sur votre frigo ou dans votre chambre, comme ça vous me verrez tous les jours.» Et après ils partent. Je préfère qu'on me parle ou qu'on ne me regarde pas tout court», confiait le sans-abri.

4 millions de mal-logés

Sans A_ avait aussi lancé une cagnotte web et récolté 5000 euros pour le loger tout l'hiver. L'associatio­n Emmaüs avait ensuite pris le relais pour trouver un appartemen­t pérenne. Mais les institutio­ns classiques sont de plus en plus débordées. Selon un rapport de la Fondation Abbé Pierre, le nombre de Français dans la rue a bondi de 50% en 10 ans, et 4 millions de personnes souffrent de mal-logement en France, c'est-à-dire qu'elles sont hébergées par des tiers, réfugiées dans des voitures, ou contrainte­s de vivre sur le bitume.

A Paris, cette misère s'expose presque à chaque coin de rue. Ici des familles avec de jeunes enfants allongés sur des matelas crasseux, un peu plus loin un couple de plus de 65 ans, comme Robert et Emilia… Ils seraient même 2000 seniors à dormir dehors, d'après la CroixRouge. Dans ce cadre, le 2.0 devient un nouvel accélérate­ur de solidarité spontanée. Comme avec cette nouvelle appli, Entourage, qui propose de «recréer du lien avec les personnes sans-abri de votre quartier», en diffusant les besoins concrets et géolocalis­ables des uns et des autres: un café chaud, du linge à laver…

«La jeune génération est en train de bousculer les lignes en donnant un impact énorme à la solidarité via les réseaux sociaux, qui permet de mutualiser ses compétence­s pour venir en aide concrèteme­nt aux sans-abri, constate Edouard Hermet. Et là où les grandes institutio­ns solidaires offrent parfois des solutions toutes faites qui ne correspond­ent pas aux besoins individuel­s, on peut annoncer sur Twitter ou Facebook qui a besoin de quoi. Jean-Claude, par exemple, rêvait d'une canne à pêche et quelqu'un la lui a envoyée en un temps record.»

Le média américain Daily Dot se demandait l'année dernière si le crowdfundi­ng était en train de «remplacer l'Eglise» aux EtatsUnis, où les cagnottes web se substituen­t de plus en plus aux dons, alors que certaines Eglises préfèrent faire de la propagande morale en oubliant leur rôle de solidarité. «Tout le monde a un rôle à jouer, et chaque aide compte», tempère Edouard Hermet. Sur Twitter, on trouve même des sansabri, tel Ervé, dont le compagnon d'infortune, Christian, raconte avec humour les galères de la vie sur l'asphalte parisien. Depuis les riverains qui jettent leurs ordures là où il avait installé son campement jusqu'au froid qui commence à mordre sous les vêtements. Des confession­s qui rappellent à quel point cette vie est rude. Il a déjà 12 950 abonnés. Mais, pour l'instant, personne ne lui a proposé un studio. Que fait Twitter?

«Des gens m’appelaient de toute la France, pour m’héberger, m’inviter à manger. C’est incroyable, dans la rue, on vous évite du regard, on ne vous répond pas, mais sur les réseaux sociaux il y a une incroyable générosité» ALEXANDRE, SDF À LILLE

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(DR) Cette photo de Robert et Emilia, SDF parisiens, a fait le tour des réseaux sociaux. Elle a surtout généré beaucoup d’offres d’hébergemen­t pour le couple.

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