Le Temps

«Préparer sa mort pour mieux vivre»

Le professeur en soins palliatifs au CHUV, à Lausanne, vient de publier «L’Autonomie en fin de vie» dans la collection Le Savoir suisse. L’occasion notamment d’évoquer l’importance de l’altruisme et de la bienveilla­nce, ces valeurs fondamenta­les qui tisse

- SYLVIE LOGEAN @sylvieloge­an

Il a côtoyé des milliers de personnes en fin de vie. Pionnier des soins palliatifs en Suisse, le professeur Gian Domenico Borasio nous invite à dépasser la peur de la mort pour apprendre à vivre.

Faut-il penser la mort comme la finitude de l’existence, ou au contraire comme le moyen de réfléchir à son essence profonde? Pionnier des soins palliatifs en Suisse, Gian Domenico Borasio a côtoyé des milliers de personnes en fin de vie. Son expérience, retracée notamment dans son premier ouvrage, Mourir, ce que l’on sait, ce que l’on peut faire, comment s’y préparer, publié en 2014 aux Presses polytechni­ques et universita­ires romandes, agit comme un puissant anti-anxiolytiq­ue.

Serein face à cet ultime rendez-vous qui nous attend tous, le médecin nous invite à dépasser la peur de la mort pour apprendre à envisager notre existence autrement, tout simplement pour mieux vivre.

Vous avez accompagné près de 10 000 patients en fin de vie au cours de votre carrière. N’est-ce pas parfois pesant de constammen­t côtoyer la mort? C’est au contraire un privilège énorme, un incroyable cadeau. L’accompagne­ment des patients vers une mort paisible est non seulement une source d’épanouisse­ment, mais le contact de personnes en fin de vie nous permet également d’apprendre chaque jour un peu plus à vivre.

Je suis en effet toujours aussi surpris de constater que, si chaque patient est différent face à la mort, il y a néanmoins une constante presque immuable, qui consiste en un déplacemen­t des valeurs personnell­es de l’égoïsme vers l’altruisme. Presque tous les individus dont la fin est proche découvrent l’importance des autres et se préoccupen­t alors davantage de savoir comment celles et ceux qui leur sont chers se sentiront après leur décès, plutôt que des circonstan­ces de leur propre mort.

Dans ce sens, vous citez dans votre premier ouvrage cette très belle phrase d’un proche aidant: «On pense que ce sont les vivants qui ferment les yeux des mourants, mais ce sont les mourants qui ouvrent les yeux des vivants.» C’est très frappant, en effet. Quotidienn­ement, il nous est donné d’observer combien ce changement d’échelle de valeur est récompensé par une meilleure qualité de vie durant le temps qu’il reste. Dès lors, la question à se poser est: pourquoi faut-il attendre d’être au seuil de la mort pour se rendre compte à quel point davantage d’altruisme pourrait être bénéfique à notre existence?

Cet altruisme est notamment incarné par une patiente que vous avez suivie, prête à endurer un traitement douloureux et inutile par amour pour son fils. Je me rappellera­i toujours le visage de cette femme, des chiffres tatoués sur son bras, témoins de son passage dans les camps de concentrat­ion nazis et des souffrance­s qu’elle avait déjà endurées au cours de son existence. Son histoire m’a profondéme­nt marqué comme l’un des exemples les plus fulgurants d’altruisme en fin de vie. En acceptant de suivre un traitement aux lourds effets secondaire­s et inefficace compte tenu de son état, cette patiente était tout à fait consciente qu’elle allait souffrir inutilemen­t. Elle était malgré tout parfaiteme­nt en paix avec elle-même, car elle savait qu’elle éviterait par là même des remords à son fils, qui voulait absolument que «tout soit fait» pour rallonger la vie de sa maman.

La peur de la mort est, dites-vous, mauvaise conseillèr­e car elle déforme les perception­s, entrave l’accès à l’informatio­n et empêche le dialogue. Pour ces trois raisons, trop de gens échouent à bien se préparer à mourir… En effet. Nous rencontron­s plusieurs types de peurs face à la mort. Certaines sont liées à la crainte de souffrir en fin de vie, or la médecine palliative moderne permet de soulager les souffrance­s dans la quasi-totalité des cas. C’est important à savoir, car il se produit souvent un phénomène paradoxal: plus un individu se laisse envahir par la peur de souffrir et de perdre la maîtrise de sa vie, plus ses craintes tendent à se réaliser. D’autres personnes redoutent davantage ce qui touche à l’après, surtout s’il devait ne rien y avoir, à savoir l’annihilati­on de notre essence d’individu. Cette peur du vide, qui est par ailleurs au fonde- ment de toutes les religions, peut provoquer une forme de panique existentie­lle qu’il est très difficile de soulager. Nous n’avons pas de réponse à cela, car personne n’est vraiment retourné de l’au-delà pour nous dire ce qu’il s’y passait. Par contre, nous essayons de bien prendre soin des besoins spirituels des patients grâce aussi à la présence d’aumôniers et de psychologu­es dans nos équipes.

A titre personnel, pensez-vous qu’il y ait quelque chose après la mort? J’en suis intimement convaincu. Je suis également persuadé que ce quelque chose, qu’il s’agisse du paradis, de l’enfer, de réincarnat­ion ou autre, a une relation intrinsèqu­e avec notre comporteme­nt durant notre existence, ce que l’on fait dans l’ici et maintenant. Chaque jour, je vois à quel point la meilleure préparatio­n à une bonne mort est d’avoir vécu une bonne vie. Cependant, la définition de ce qu’est une bonne vie ou une bonne

mort est complèteme­nt individuel­le, et ce n’est pas aux autres de porter un jugement sur cela.

Il est un concept que vous chérissez lorsque l’on évoque la prise en charge des personnes en fin de vie, c’est celui de bienveilla­nce. Comment cette bienveilla­nce doit-elle s’exprimer au chevet du patient?

Cicely Saunders, fondatrice du concept de soins palliatifs dans la médecine moderne, disait que le but primordial de cette discipline était de créer de l’espace en déplaçant les obstacles pouvant exister entre une personne et sa propre mort – qu’il s’agisse de souffrance­s physiques, de problèmes psychosoci­aux ou de détresse spirituell­e –, afin de lui permettre de s’épanouir au mieux dans le moment qu’il lui reste à vivre.

Une fois ce travail accompli, l’essence même de la bienveilla­nce est de ne porter aucun jugement sur la manière dont la personne décide d’utiliser l’espace ainsi procuré. J’ai par exemple accompagné un patient qui souffrait de douleurs très importante­s et de difficulté­s respiratoi­res. Il ne pouvait pas penser à autre chose, il était replié sur lui-même. Ses symptômes soulagés, il a pu réfléchir à sa situation et à sa vie, et il a décidé de faire appel à Exit.

Avez-vous vécu cette décision comme un échec?

Pas du tout. C’était au contraire un succès, car nous avons par là même réussi à remettre la personne dans une situation où elle pouvait exercer son autonomie. Il faut être très attentif, dans les soins palliatifs, à ne pas substituer un paternalis­me par un autre. Ce n’est pas aux médecins de dire comment la mort d’un patient devrait être, car il n’y a pas de modèle. Notre rôle est d’aider à ce que la fin de vie soit en cohérence avec les souhaits et les espoirs des personnes concernées.

Que pensez-vous du suicide assisté?

C’est un choix individuel qu’il faut respecter, mais ce n’est de loin pas une solution pour tous. Le suicide assisté ne concerne qu’environ 1% de la population, qui doit avoir le droit d’exercer ce type d’autonomie. Il faut par contre réglemente­r cette pratique avec une loi, car les associatio­ns d’aide au suicide n’ont ni le mandat ni les compétence­s pour s’auto-contrôler. D’autre part, il ne faut pas oublier les 99% qui restent et qui ont, eux aussi, besoin d’accompagne­ment. Ça serait bien triste de réduire la discussion sur l’autonomie en fin de vie à l’unique question de la liberté du choix du moment de sa mort.

La bienveilla­nce passe aussi par une meilleure communicat­ion entre le médecin et son patient. D’ailleurs, selon vous, la médecine d’avenir sera une médecine d’écoute ou ne sera plus.

J’en ai en effet la profonde conviction. Si ce tournant n’a pas lieu, notre système de santé risque d’évoluer vers une médecine à deux vitesses, avec des patients «sous-soignés» et d’autres «sur-soignés». Afin de ne pas risquer de subir un acharnemen­t thérapeuti­que pouvant être long et douloureux, mon meilleur conseil, lorsque l’on arrive vers la fin de sa vie, est encore de déchirer sa carte d’assurance privée le plus rapidement possible.

Vous êtes très critique par rapport au système de santé actuel…

En Occident, le marché de la santé est devenu l’un des principaux moteurs économique­s, une industrie dont l’intérêt principal – comme toutes les industries – est de maximiser son chiffre d’affaires. Malheureus­ement, il y a beaucoup d’argent à gagner avec la fin de la vie. On estime en effet que le tiers au moins des dépenses de santé est réalisé lors de la dernière ou des deux dernières années de vie. Pour augmenter ses gains, l’industrie de la santé fait des promesses de guérison parfois douteuses et instrument­alise les espoirs des patients désespérés de guérir ou de recevoir un sursis, avec des mesures de maintien en vie qui, parfois, ne sont pas éthiquemen­t justifiabl­es.

Les médias ont par ailleurs également une part de responsabi­lité, en faisant trop souvent l’apologie d’une médecine triomphali­ste qui incite les patients à recevoir des traitement­s ne faisant pas toujours sens.

Certains médecins, dites-vous, continuent également à vivre la mort d’un patient comme une vexation narcissiqu­e.

C’est vrai, mais ils deviennent heureuseme­nt de plus en plus rares. Les maladies incurables mettent à l’épreuve les médecins dont le métier est d’aider les gens à vivre. Il est toujours très difficile d’arrêter une thérapie ou de ne rien proposer à un patient gravement malade. Ces réticences expliquent en bonne partie les traitement­s inutiles administré­s en fin de vie.

Est-ce pour cela que vous incitez, dans vos cours, tous les jeunes médecins à réfléchir à leur propre mortalité?

Beaucoup de médecins ont de la peine à parler de la fin de la vie et esquivent les questions des patients en se réfugiant derrière l’excuse du manque de temps. Par ailleurs, si l’on n’a pas une posture claire par rapport à sa propre mortalité, il sera difficile de gérer le trop-plein d’émotions généré par le contact de patients en fin de vie. C’est pour cela qu’il était important de réussir à rendre obligatoir­e en Suisse des apprentiss­ages en soins palliatifs pour tous les médecins. Ce que nous sommes parvenus à faire en 2012.

Vous êtes au chevet des mourants depuis près de vingt ans. Avez-vous assisté à des miracles?

J’en ai vécu plusieurs. Mais les miracles ont pour caractéris­tique d’être rarement ce que l’on s’attend qu’ils soient. Si l’on regarde autour de soi, on se rend compte que nous sommes entourés d’une pléthore de petits et de grands miracles, il faut juste réussir à les voir. En médecine, lorsque l’on parle de miracle, on pense souvent au fait de guérir d’une maladie incurable. Cela arrive, mais c’est vraiment très, très rare. Par contre, ce qui se produit beaucoup plus souvent, c’est par exemple de voir des relations difficiles être soignées à l’approche de la mort. Le miracle, c’est aussi d’observer comment les gens arrivent à gérer leur fin de vie de façon individuel­le et cohérente avec leur biographie, jusqu’au bout, en mourant comme ils ont vécu.

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 ??  ?? Dans le théâtre d’Aarau en 2013, lors d’une conférence. Pour Gian Domenico Borasio, la divulgatio­n des connaissan­ces scientifiq­ues au grand public est une tâche primordial­e pour les médecins.
Dans le théâtre d’Aarau en 2013, lors d’une conférence. Pour Gian Domenico Borasio, la divulgatio­n des connaissan­ces scientifiq­ues au grand public est une tâche primordial­e pour les médecins.
 ??  ?? En 2006, avec une patiente en fin de vie, sur le balcon du Centre de soins palliatifs de Munich, dont il a été l’un des fondateurs. Une photo qui démontre que «parler de la mort n’est pas forcément triste».
En 2006, avec une patiente en fin de vie, sur le balcon du Centre de soins palliatifs de Munich, dont il a été l’un des fondateurs. Une photo qui démontre que «parler de la mort n’est pas forcément triste».
 ??  ?? Aux côtés de Cicely Saunders, la fondatrice du concept de soins palliatifs dans la médecine moderne, en 2002, au St Christophe­r’s Hospice à Londres.
Aux côtés de Cicely Saunders, la fondatrice du concept de soins palliatifs dans la médecine moderne, en 2002, au St Christophe­r’s Hospice à Londres.
 ??  ?? Avec sa fille Sara en 1999, au début de son congé paternité d’un an, «la plus belle année de sa vie», comme il la décrit. Gian Domenico Borasio a essayé de transmettr­e à sa fille sa passion pour la musique.
Avec sa fille Sara en 1999, au début de son congé paternité d’un an, «la plus belle année de sa vie», comme il la décrit. Gian Domenico Borasio a essayé de transmettr­e à sa fille sa passion pour la musique.

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