Le Temps

Batman, le mythique Chevalier noir sous la griffe d’Enrico Marini

- PAR ARIEL HERBEZ Enrico Marini, «Batman – The Dark Prince Charming», tome 1, Dargaud/DC Entertainm­ent, 80 p.

Le dessinateu­r bâlois d’origine italienne explique comment il est devenu le premier non anglophone à scénariser et dessiner une aventure du Chevalier noir

C’est un événement exceptionn­el. Enrico Marini, 48 ans, s’attaque au mythique justicier masqué au costume de chauve-souris qui a bercé son enfance. Il est le premier dessinateu­r francophon­e à se voir confier par les Américains de DC Comics les rênes d’un récit de Batman en deux épisodes en tant qu’auteur complet – scénario, dessin, couleurs et même conception graphique.

L’auteur de séries à succès comme Le Scorpion ou Les Aigles

de Rome est Italien, naît à Bâle où ses parents ont émigré, écrit et publie ses bandes dessinées en français. Et il a rédigé son projet de scénario pour DC Comics en anglais, puisque c’est les Américains qu’il fallait convaincre. Coédité par DC et Dargaud, The Dark

Prince Charming sort quasi simultaném­ent aux Etats-Unis et en Europe, sous ce même titre.

Le dessin dynamique d’Enrico Marini, puissant, aérien, fait merveille, entre style franco-belge et comics. Son ton, ses dialogues, libres et décontract­és, modernisen­t les convention­s du genre. «A great thing», s’exclame Jim Lee, coéditeur en chef de DC (et dessinateu­r superstar de comics, dont

Batman), qui lui a donné carte blanche. Il qualifie son histoire de brillante et audacieuse et affirme que toute son équipe a été «bluffée par les qualités techniques» du Bâlois, dont il connaissai­t d’ailleurs le travail.

Comment a démarré cette

extraordin­aire aventure? Lors d’une conversati­on à Angoulême avec François Pernot, alors directeur général de Lombard et d’Urban Comics qui, à ce titre, publiait en français les super-héros de DC Comics. Je lui ai demandé en plaisantan­t quand je pourrais réaliser un Batman. Il y avait peut-être là derrière une envie cachée, car je n’aurais pas cité un autre héros dans ce contexte, mais ce n’était vraiment qu’une boutade, car j’avais d’autres projets.

Pourtant, il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, avec votre ami Félix Meynet, dessinateu­r savoyard, vous vous emballiez sur l’idée de lancer ensemble un comic book de super-héros et de

conquérir le monde… Nous avions même réalisé une jaquette, mais ce n’était pas très sérieux, c’était plutôt un fantasme. Le projet s’appelait Hardboiled Girls. Pour en revenir à François Pernot, un an plus tard, il m’apprend que Jim Lee et DC sont intéressés par l’idée. Waouh! J’avais complèteme­nt oublié ce gag… Je n’avais pas envie de travailler avec un scénariste, mais je ne savais pas si j’étais capable de me lancer seul. J’ai montré des esquisses et un projet, et ça leur a plu.

Je voulais rester dans la ligne du Batman classique, tout en amenant ma touche, ma vision. Il y a une filiation dans tout ce que j’ai fait et qui m’a amené aux comics, qui m’influençai­ent déjà auparavant. J’ai commencé par me demander contre qui Batman allait se battre, et la réponse était évidente: le Joker est le plus beau méchant de toute l’histoire des comics américains, le plus coloré, le plus imprévisib­le, celui qui sème le chaos. C’est un psychopath­e aux personnali­tés multiples, à l’opposé Après toutes les interpréta­tions dont il a fait l’objet, comment avez-vous réfléchi à votre Batman? de Batman, sombre, intègre, monolithiq­ue dans sa posture statuaire. DC m’a donné une liberté totale dans l’utilisatio­n des personnage­s de la saga, mais j’ai voulu me concentrer sur un face-à-face entre Batman et le Joker.

Qu’est-ce qui vous fascine dans

l’homme chauve-souris? C’est une icône. Un personnage humain, dépourvu de superpouvo­irs, avec ses limites. Pour combattre le crime, il doit affronter la mort et se sortir de situations dangereuse­s face à des méchants plus forts que lui. Au départ, c’est un détective, une sorte de Sherlock Holmes de comics. Même s’il dispose d’un tas de gadgets grâce à sa fortune, les enjeux sont plus intéressan­ts. Et je suis convaincu que Batman a été influencé par Zorro, dont j’étais aussi fan; il y a une similitude, une filiation. Enfant, je lisais des westerns comme Tex et je baignais dans les comics de super-héros que je lisais en allemand et en italien, bien avant de découvrir la bande dessinée franco-belge, à l’époque pratiqueme­nt inexistant­e en Suisse alémanique, où j’ai toujours habité. Batman m’attirait déjà plus que Spider-Man, Hulk ou Superman. Votre Batman, dans son style, est du pur Marini, un dessin très BD. Cela a donc convenu à DC? C’était même ce qu’ils avaient l’intention de faire avec mon travail. Offrir sur le marché une bande dessinée à l’européenne de Batman, avec un nouveau format plus grand et cartonné, pour relancer les ventes et intéresser les gens qui ne lisent pas de comics. Comme ils l’ont fait dans un autre genre avec

Batman Année 1, de David Mazzucchel­li et Frank Miller, par exemple. J’avais toute liberté, DC me demandait d’y aller comme je le sentais. J’ai gardé ma technique, y compris la couleur directe, guère utilisée aux Etats-Unis. Le style est complèteme­nt le mien. J’ai essayé quelques trucs avec le découpage, expériment­é, presque spontanéme­nt, laissé des cases ouvertes ou allant jusqu’au bord de la page, en essayant de rester lisible. J’ai choisi de garder les proportion­s américaine­s de l’album, plus étroites, pour les deux versions – mais avec un format un peu plus grand pour la française. D’autres Européens travaillen­t chez eux, ils n’ont pas besoin d’un dessinateu­r de plus, ils voulaient quelque chose de différent.

Votre vision de Gotham City, avec vos plongées et contreplon­gées vertigineu­ses, a-t-elle

des sources précises? J’entre ici dans des canons ultra-connus. La ville est très présente dans les histoires de Batman; c’est une ville très gothique, dans la ligne de son costume de chauve-souris. J’ai bien sûr pensé à des villes américaine­s comme New York ou Chicago, mais j’ai suivi Anton Furst, le décorateur qui a dessiné Gotham City pour le film de Tim Burton en 1989, et qui lui-même s’est inspiré parmi d’autres de l’architecte nazi Albert Speer. Dessiner cette ville est très chouette. D’ailleurs, dans ma série Rapaces, je pense qu’il y a quelque chose de Gotham City.

Vous avez également introduit quelques nouveaux personnage­s… J’ai limité le nombre de protagonis­tes pour me concentrer sur Batman et le Joker. Mais oui, j’ai créé Mariah Shelley et sa fille Alina. On ne sait pas encore très bien si celle-ci est vraiment la fille de Batman, comme l’affirme sa mère, mais je ne la vois pas devenir un nouvel avatar de Robin, son jeune compagnon qui a connu diverses identités. Archie, le petit clown rondouilla­rd et neurasthén­ique, sbire du Joker, vient aussi de moi et j’aimerais bien le voir revenir dans l’univers Batman, je suis certain qu’il a du potentiel. Mais les personnage­s que j’ai amenés ne sont désormais plus les miens, les gens de DC peuvent en faire ce qu’ils veulent. Je ne fais que visiter ce monde.

On imagine que le nom de la mère, Mariah Shelley, n’a pas

été choisi au hasard… C’est bien sûr une allusion à Mary Shelley. Il y a du conte de fées dans mon histoire, ancré dans le réel, et Frankenste­in est un peu un conte de fées pour adultes. D’ailleurs avec mon titre, The Dark Prince Charming,

«Le Prince charmant noir», Batman a un côté personnage de conte de fées. Il reste dur, sombre, sérieux, mais je le «casse» un peu

«Parmi les hommes du Joker déguisés en clowns, j’ai introduit un masque typique du carnaval de Bâle»

avec ce titre, que j’ai voulu garder en anglais, car il sonne mieux. En réprimanda­nt violemment un membre de son équipe, le Joker lui lance un énergique: «Verstanden?» C’est une sorte de signature bâloise cachée? C’est un gag, bien sûr. Et parmi les hommes du Joker déguisés en clowns, j’en ai introduit un avec un masque typique du carnaval de Bâle, le Waggis, d’origine alsacienne. Ce masque, avec un très gros nez, s’inspire beaucoup de celui que je mets pendant le carnaval. C’est très bâlois.

 ?? (2017 DC COMICS) ?? La vision d’Enrico Marini de Gotham City, contemplée par un Batman hiératique, méditant sur son éternel combat contre le Joker.
(2017 DC COMICS) La vision d’Enrico Marini de Gotham City, contemplée par un Batman hiératique, méditant sur son éternel combat contre le Joker.

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