Une collection douteuse
Cornelius Gurlitt, collectionneur excentrique décédé en 2014 à Munich, avait dissimulé dans son appartement, et pendant des décennies, plus d’un millier d’oeuvres d’art spoliées sous le IIIe Reich. Une affaire qui a suscité de nombreuses controverses et conserve de grandes parts d’ombre
Picasso, Matisse, Chagall… Constituée de tableaux volés ou achetés à bas prix à des collectionneurs juifs aux abois, la collection de peintures de Cornelius Gurlitt, acquise dans des conditions douteuses par son père pendant la Seconde Guerre mondiale, a réveillé en Allemagne de douloureuses discussions sur la gestion des oeuvres spoliées par les nazis lorsque éclate l’«affaire Gurlitt», en novembre 2014.
Les enquêteurs, sur les traces de la fortune de Cornelius Gurlitt, révèlent alors l’existence d’une collection de peintures exceptionnelle, plus de 1500 oeuvres datant pour la plupart du XIXe siècle ou du début du XXe siècle, entreposées depuis la fin de la guerre dans un appartement insalubre de Munich.
Derrière les boîtes de conserve
L’affaire remonte en fait à septembre 2010, lorsqu’une équipe de douaniers allemands se livre à un contrôle de routine à bord d’un train reliant Zurich à Munich. Un voyageur âgé d’allure fragile est prié de présenter ses papiers. Il s’appelle Rolf Nikolaus Cornelius Gurlitt, né à Hambourg le 28 décembre 1933. Il dit habiter Salzbourg, en Autriche. Les douaniers deviennent suspicieux lorsqu’ils découvrent 9000 euros en liquide dans sa sacoche.
Le transport d’une telle somme entre la Suisse et l’Allemagne est légal, mais l’homme est visiblement nerveux. Les douaniers soupçonnent une banale affaire d’évasion fiscale et poursuivent l’enquête. Ils découvriront quelques mois plus tard, dans l’appartement loué par le vieillard en plein coeur de Munich, quantité de détritus, des piles de conserves alimentaires, pour certaines périmées depuis plus de trente ans, dissimulant, contre le mur, plus de 1500 tableaux de maître, entreposés sur des étagères ou dans des caisses.
L’importance de la découverte n’apparaît qu’une fois le trésor transporté dans l’entrepôt des douanes de Garching, près de Munich. Ce sont des oeuvres de Renoir, Picasso, Matisse, Chagall, Paul Klee, Max Beckmann, Oskar Kokoschka, et de quantité de maîtres, disparues depuis plus de septante ans, et d’une valeur d’au moins 1 milliard d’euros. La présence de cadres vides atteste que Gurlitt a sans doute vendu plusieurs toiles au fil des ans.
Gurlitt père dans le collimateur des nazis
Indigné de la façon dont il est traité par les autorités allemandes, Cornelius Gurlitt lègue ses oeuvres au Musée des beauxarts de Berne peu avant sa mort, en 2014.
Mais les enquêteurs ne sont pas au bout de leurs surprises. Cornelius Gurlitt est un fantôme, dépourvu d’assurance maladie ou de pension de retraite, inconnu du fisc. Officiellement, il n’existe pas. L’enquête sur la provenance de ses oeuvres mène à son père, Hildebrandt Gurlitt, historien d’art et marchand sulfureux, dont le nom est bien connu de ceux qui s’intéressent au pillage mené par les nazis dans les musées d’Europe durant la Seconde Guerre mondiale.
Hildebrandt Gurlitt est né à Dresde en 1895, dans une famille de lettrés et d’artistes. En 1925, il devient le premier directeur du Musée de Zwickau, avant d’être démis de ses fonctions en 1930 car il s’intéresse trop ostensiblement à l’art moderne. Lorsque les nazis arrivent au pouvoir en 1933, Gurlitt père sera persécuté à double titre: il est du côté des artistes contemporains, haïs du régime, et sa grand-mère était juive.
Epuration artistique
Mais les nazis ont besoin de son expertise pour mener à bien l’épuration des musées nationaux allemands de ce qu’on appelle alors en Allemagne l’«art dégénéré» – impressionnisme, expressionnisme, cubisme, art abstrait, Dada, surréalisme… En 1937, 16 000 oeuvres jugées non conformes à l’idéologie sont exposées à Munich, puis à travers tout le Reich.
Parmi les 1500 tableaux retrouvés chez Cornelius Gurlitt, 300 ont été identifiés comme ayant figuré dans l’exposition itinérante de 1937. Hildebrandt Gurlitt a donc profité de la mission que lui avait confiée Goebbels pour s’emparer de certaines oeuvres. Une partie de sa collection a par ailleurs été acquise dans des conditions douteuses auprès de propriétaires juifs mis au pied du mur en France, aux Pays-Bas, en Belgique et en Allemagne.
Ainsi le commerçant en drap Max Braunthal, de Francfort. Gurlitt père lui a acheté un portrait de Max Liebermann, dédicacé «à Monsieur Braunthal, en toute amitié». Braunthal avait d’abord fui à Paris, avant d’être interné en 1942. Il n’avait échappé que de justesse à la déportation.
Ou encore Henri Hinrichsen, contraint de vendre en 1940 Morceau pour piano de Carl Spitzweg à Hildebrandt Gurlitt pour 300 Reichsmarks. Hinrichsen a été exécuté à Auschwitz en 1942. Après la guerre, Hildebrandt Gurlitt a à plusieurs reprises menti à la famille Hinrichsen et à l’administration d’après-guerre, à la recherche de l’oeuvre. Prétendant que sa collection avait brûlé avec son appartement sous les bombardements de la fin de la guerre, à Dresde, il n’avait jamais été inquiété.
A l’éclatement du scandale Gurlitt, en 2014, l’Allemagne promet de faire toute la lumière sur l’origine des tableaux, de restituer les oeuvres spoliées ou mal acquises aux descendants de leurs propriétaires d’origine. Trois ans plus tard, le bilan de la «task force» – le comité d’experts mis sur pied par la ministre de la Culture, Monika Grütters, CDU – semble bien maigre. Seuls les propriétaires de six oeuvres ont pu être identifiés, et quatre tableaux restitués, notamment Femme assise de Matisse et Deux cavaliers sur la plage de Max Liebermann.
Remonter aux origines des tableaux
Montrer au grand public une partie des tableaux pourrait aider à avancer dans les recherches sur les origines de certaines toiles. «Il se peut que quelqu’un reconnaisse quelque chose ou se souvienne que, dans une valise au grenier, se trouve une lettre d’une vieille tante qui mentionne une oeuvre d’art, explique Andrea Baresel-Brand, qui dirige le Centre allemand des biens culturels volés. Nous espérons avoir de nombreux retours grâce aux expositions de Berne et de Bonn.»
Le centre a récemment indiqué avoir identifié dans la collection Gurlitt Portrait de Femme, un tableau du peintre français du XIXe siècle Thomas Couture, comme ayant appartenu à Georges Mandel, homme politique français juif et résistant, parent de la famille Rothschild, assassiné par le régime de Vichy en 1944.
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Cornelius Gurlitt est un fantôme, dépourvu d’assurance maladie ou de pension de retraite, inconnu du fisc. Officiellement, il n’existe pas Hildebrandt Gurlitt a profité de la mission que lui avait confiée Goebbels pour s’emparer de certaines oeuvres Kunstmuseum de Berne. Jusqu’au 4 mars. www.kunstmuseumbern.ch