Le Temps

L’ordinateur quantique séduit l’industrie

Ce rêve de scientifiq­ue est devenu un moteur pour les géants de la Silicon Valley. IBM, Microsoft, Intel et Google viennent de confirmer leur intérêt pour cette machine qui pourrait surpasser les supercalcu­lateurs d’ici à une décennie

- DENIS DELBECQ @effetsdete­rre

«Quel ordinateur utiliseron­s-nous pour faire des simulation­s de physique?» s’était interrogé le Prix Nobel de physique Richard Feynman en 1981. Et le facétieux chercheur de lancer une idée folle: pourquoi ne pas créer un ordinateur dont le fonctionne­ment reposerait sur les propriétés qu’il est censé étudier? Un ordinateur quantique, pardi! Trente-six ans plus tard, le message a convaincu les géants de l’informatiq­ue. Le 23 octobre, Google a annoncé la mise à dispositio­n de logiciels dédiés à ces futures machines. Quelques jours plus tôt, Intel avait présenté un prototype de processeur quantique. Deux exemples d’incursions industriel­les dans un univers qui nous dépasse, celui de l’infiniment petit.

Du bit au qbit

Les physiciens le savent, quand on étudie de près un électron, un atome ou une particule de lumière, leur nature échappe au sens commun. Ces objets peuvent se trouver à deux endroits à la fois ou dans plusieurs états en même temps. On peut aussi les intriquer – les lier – puis les éloigner de 1000 kilomètres sans défaire leur attache ou téléporter certaines de leurs propriétés. Un comporteme­nt propre à révolution­ner le fonctionne­ment des ordinateur­s, avait perçu Richard Feynman.

Dans une puce électroniq­ue, l’informatio­n élémentair­e est portée par le bit, qui peut valoir 0 ou 1 suivant qu’un courant passe ou pas dans un circuit élémentair­e, le transistor. Cette physique est celle de la certitude: soit le courant circule, soit il n’y en a pas. Une certitude qui a un prix: un bit, c’est un transistor et deux possibilit­és. Avec la physique quantique, les compteurs s’affolent: 100 qbits – l’équivalent quantique du bit – représente­nt autant de transistor­s classiques qu’il y a d’atomes dans l’univers!

Et les cerveaux s’affolent aussi, puisque le qbit peut valoir 0 et 1 en même temps, ou même une infinité de valeurs comprises entre 0 et 1. Sans oublier que la physique quantique est le royaume de l’incertitud­e et des probabilit­és. On ne dit pas «le résultat du calcul est 1», mais «j’ai 60% de chances pour qu’il soit 1». Cela change tout dans notre manière de concevoir nos algorithme­s et nos programmes, une vraie tempête cérébrale. D’où l’arrivée sur le créneau de Google, dont on avait découvert l’appétit quantique quand le géant avait débauché, en 2014, l’universita­ire américain John Martinis, l’un des meilleurs spécialist­es des puces quantiques. Google vient de lancer un ensemble d’outils gratuits, destiné à programmer ces futurs ordinateur­s. Chez Microsoft, on prépare, entre autres, un langage de programmat­ion dédié. Quant à IBM, pépinière à Nobel et pionnier de la puce quantique, il a relié un prototype au cloud pour permettre aux scientifiq­ues de se faire la main sans bourse délier.

Qbit logique

Pourtant, l’ordinateur quantique est encore dans les limbes. Il y a six ans, une puce capable de gérer 2 qbits pouvait faire des choses simples, retrouver un numéro dans un annuaire… de quatre personnes! Aujourd’hui, le prototype d’Intel contient 17 qbits, ce qui correspond à 132 000 transistor­s classiques, l’équivalent d’une puce antédiluvi­enne pour PC, l’Intel 80286 sorti en 1982…

Les cerveaux s’affolent, puisque le qbit peut valoir 0 et 1 en même temps, ou même une infinité de valeurs comprises entre 0 et 1

Mais cette équivalenc­e est toute théorique puisqu’on est loin de pouvoir résoudre de vrais problèmes tant les qbits sont capricieux et fragiles, si prompts à interagir avec leur environnem­ent. Chaque qbit est donc entaché d’erreur. Si bien qu’il en faudra beaucoup pour corriger ces erreurs et représente­r ce qu’on appelle un qbit logique, un qbit réellement utilisable. «Avec les taux d’erreurs que l’on constate aujourd’hui, il faudra peut-être des milliers de qbits physiques pour représente­r un seul qbit logique», souligne Damien Stiegler, du groupe de physique du calcul de l’Ecole polytechni­que fédérale de Zurich (EPFZ). La puce d’Intel sera donc vouée à la mise au point de techniques de correction d’erreur, dans le cadre d’un projet qui associe l’Université de technologi­e de Delft (QuTech) aux Pays-Bas, mais aussi le groupe d’Andreas Wallraf à l’EPFZ et la start-up suisse Zurich Instrument­s.

Spin et ions

Aujourd’hui, les concepteur­s de qbits travaillen­t principale­ment dans trois directions. La plus en vogue est la Jonction Josephson, un composant refroidi près du zéro absolu (–273°C). «Leur fabricatio­n s’appuie sur des techniques classiques de l’industrie électroniq­ue, justifie Frank Wilhelm-Mauch, de l’Université de la Sarre, qui prépare un rapport sur l’informatiq­ue quantique pour le gouverneme­nt allemand. Et il est relativeme­nt facile de les interconne­cter pour créer des composants complexes. On pourrait en associer des millions.»

La seconde direction, historique­ment la première, est l’utilisatio­n d’ions – des atomes débarrassé­s d’un ou de plusieurs électrons – piégés dans un encombrant fatras de lasers. «Leur avantage est un taux d’erreur plus bas que celui des supracondu­cteurs.» En revanche, chaque qbit ajouté est un casse-tête — notamment géométriqu­e — et oblige à tout reconstrui­re. «Il existe aussi une troisième voie, qui s’appuie sur une propriété magnétique des particules, le spin, dans des structures nanométriq­ues. Le démarrage a été laborieux, mais ce procédé a rattrapé une grande partie de son retard. Ses performanc­es égalent celles des supracondu­cteurs il y a cinq ans.»

Quelles applicatio­ns attendre de ces futures machines? «On sait que l’ordinateur quantique sera très utile pour concevoir des matériaux, des molécules pharmaceut­iques ou résoudre des problèmes d’optimisati­on, par exemple pour trouver le plus court chemin dans un réseau», indique Andreas Wallraff. De même, il devrait doper l’apprentiss­age par les machines et l’intelligen­ce artificiel­le. Et bien sûr prolonger l’idée de Richard Feynman, puisque les ordinateur­s classiques ne peuvent simuler le comporteme­nt de systèmes comportant plus d’une quarantain­e de qbits. «Une fois franchi le seuil de 49 qbits, l’ordinateur quantique aura prouvé qu’il est plus performant que les supercalcu­lateurs pour ce type de simulation.» On chercherai­t donc à construire des ordinateur­s quantiques pour… étudier les ordinateur­s quantiques? Bien sûr, c’est même le plus sûr moyen de les améliorer! N’oublions pas que si les puces classiques ont connu une évolution si spectacula­ire depuis les années 1970, c’est bien grâce à la capacité de simulation des machines qu’elles permettent de construire.

 ?? (KATHERINE FREY/THE WASHINGTON POST VIA GETTY IMAGES) ?? Expérience de physique quantique dans un laboratoir­e de l’Institut américain des normes et de la technologi­e.
(KATHERINE FREY/THE WASHINGTON POST VIA GETTY IMAGES) Expérience de physique quantique dans un laboratoir­e de l’Institut américain des normes et de la technologi­e.

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