COMME UNE GRANDE PROMENADE EN FORÊT
Avec «Coeurs silencieux», Anne Brécart signe un roman sur la crise de la cinquantaine, le désir et les lueurs de l’automne
D’emblée, Coeurs silencieux distille un charme: celui de l’automne, de sa langueur, de son flamboiement, de cette annonce de fin et de proche recommencement qu’il contient. Le roman est porté de part en part par les vents, les ciels, les premières neiges, les «crépuscules violets», la forêt et son «ample respiration». Anne Brécart signe ici un sixième roman qui, avec douceur, et par cercles concentriques, tente de s’approcher le plus possible d’une définition du désir ou de ses mystères.
PARFUM POUDRÉ
C’est un personnage de femme au milieu de la cinquantaine qui part ainsi en exploratrice de son propre passé. Hanna, la narratrice, a quitté son mari quelques mois plus tôt, après 25 ans de vie commune. Elle loge chez une amie, esseulée comme elle, mi-cinquantaine, comme elle. On découvre Hanna dans Genève, un soir de novembre, vers le parc des Bastions. Ce soir-là, elle veut faire un saut dans son ancien appartement où vit toujours son ex-compagnon. Prostré dans son chagrin, il l’écoute d’une oreille tandis qu’elle ramasse quelques affaires. Chavirée elle aussi par les souvenirs et la tendresse, elle lui glisse qu’elle va passer quelques jours à Chandossel, son village d’adolescence, près du lac de Morat, pour y ranger la maison de sa mère, récemment décédée.
Dans cet état de porosité émotionnelle, Hanna quitte donc la ville pour un voyage dans le temps, son temps à elle. En décrivant Chandossel avalé par la brume, et plus encore cette maison maternelle laissée vide où flotte encore le parfum poudré de la mère, Anne Brécart donne une matière au diffus: ces années qui nous constituent, strate après strate. Cette maison représente un passé qui bruisse beaucoup plus qu’Hanna ne le pense. Il y a cette scène quand elle ouvre pour la première fois la porte qui n’est jamais fermée à clé: «Pendant que je cherche le commutateur, j’ai l’impression que des mains me palpent, caressent ma nuque: un parfum de cave me souffle au visage. Ici ce n’est pas une maison qui m’attend mais une grotte, un tombeau, peut-être un lieu pour loger ce spectre que je suis en train de devenir…»
RESTER DANS LA VIE
Mais il y a quelqu’un qui incarne plus fortement encore cette ligne de crête entre passé et présent sur laquelle Hannah a décidé de marcher, c’est Jacob, l’instituteur, le premier amour, but véritable de ce retour aux sources. Quarante ans en arrière, il avait 21 ans, Hannah en avait 14. Jacob n’est pas parti, lui. Il est resté au village. Le lendemain matin de l’arrivée d’Hanna, il est-là et l’aide à porter le bois pour le poêle: «Dans son regard, je surprends des éclats d’écorce, j’imagine mes lèvres sur ses mains: elles doivent sentir la résine et le bois frais.» Commence alors, en silence, dans le langage des corps, un dialogue sinueux entre les anciens amants. Que reste-t-il des sentiments, que reste-t-il du désir? S’évanouissent-ils dans le temps? Hanna, incrédule, constate que non: «J’évite de le regarder trop longuement, comme si de lui se dégageait une lumière trop vive. Brusquement, une plaine s’étend autour de moi, je baigne dans une lumière oblique et chaude. Il n’y a là rien d’autre que cet éclat d’un soleil bas à l’horizon. Tout mon corps est tenu comme dans une immense main.»
Dès le début du roman, le vent est un personnage qui circule entre les temps, entre l’intérieur et l’extérieur des lieux et des êtres. A Chandossel, c’est une bise glacée qui enserre la maison. La terre, le bruit de l’eau qui circule partout dans le village, l’odeur de la neige, de la pluie s’expriment aussi avec une netteté, une énergie impératives. Entre deux promenades en forêt où Jacob se livre peu, Hanna remonte le fil de sa propre éducation sentimentale faite par une lignée de femmes. Les portraits de la mère, de la tante, des cousines, tchekhoviennes dans leur façon de rester dans la vie malgré le néant qui gagne, constituent un autre des charmes du roman. Héritières d’un monde qui n’est déjà plus, ces femmes ont transmis que la passion, «cet amour-là précisément, cette flamme, intense et dansante, est impossible. Qu’il meurt tout autant d’être vécu que de ne pas l’être». Hanna, au creux de ce mois de novembre, au bord du lac de Morat, a choisi de remettre en jeu les vieilles certitudes.