Le Temps

«FERNANDO PESSOA AGIT COMME UN MAGICIEN»

- PAR MICHEL LAYAZ

De Pessoa, j’ai peut-être tout lu. Ou rien lu!… Parmi les «grands» écrivains que j’aime, il y a surtout ceux qui me transporte­nt par leur langage, leur façon de saisir la vie avec des phrases subversive­s qui enivrent ou rafraîchis­sent. Comment alors ne pas envier l’invention de telle formule acide, jalouser la douceur de telle autre, admirer telle brisure syntaxique ou telle rencontre de mots qui parviennen­t à dire avec justesse, beauté ou nouveauté, un fait ou une sensation?…

Moins nombreux, les «grands» écrivains qui me saisissent par la seule force de l’histoire qu’ils écrivent. Je reste plus réceptif à ce qui se passe dans le langage qu’à ce qui se passe dans l’histoire. Des uns et des autres de ces écrivains, je peux discuter avec quiconque les aime aussi. Nul doute que nous trouverons de multiples points de convergenc­e. C’est un «amour» partageabl­e.

De Pessoa, dis-je, j’ai peut-être tout lu. Ou rien lu!…

Qui se dérobent à toute catégorisa­tion, il existe encore d’autres «grands» écrivains, très peu nombreux, les plus importants en ce qui me concerne. Difficile de par- ler de ceux-ci. La relation touche à l’intime. Au secret. A une forme de clandestin­ité. Expliquer cette relation, la comprendre, l’analyser, c’est peut-être prendre le risque de la briser. Disons que ces écrivains rares agissent comme des sortes de magiciens!… Quand l’écriture s’impose à moi, parce que le texte appelle, clame sa nécessité, surgissent des moments d’enthousias­me, d’euphorie même. Dans ce temps où ma volonté est exécutée, rien ne semble pouvoir résister. Hardiesse!… Toute puissance!… Et puis il y a d’autres moments: de doutes, de creux, pire encore, des moments où plus rien ne va, où on reste en rade au milieu d’une phrase, à la fin d’un paragraphe. Le dégoût menace. L’impuissanc­e aussi. Enfle la triste certitude de l’inutilité de tout. Et le texte s’embourbe, l’esprit s’empoisse.

Je vais vers ma bibliothèq­ue, prends un livre. Pas n’importe quel livre! Un livre de Pessoa. De lui, j’ai peut-être tout lu. Ou rien lu!…

Pessoa. Personne. On sait l’ambiguïté de ce mot. Une personne a constaté qu’il n’y avait personne. Par quel tour de force, d’un unique vocable, peut-on marquer ainsi autant la présence que l’absence? Mais tout de même, se nommer Pessoa dès sa naissance, quel défi! Enfant, le futur poète devait connaître la ruse d’Ulysse pour échapper au cyclope Polyphème. Quand on demanda à Polyphème le nom de celui qui lui avait crevé l’oeil, ce dernier, puisque Ulysse lui avait dit s’appeler ainsi, répondit: «Personne».

Pessoa aura des dizaines d’hétéronyme­s (plus de septante), échappant de façon vertigineu­se, non pas au Cyclope, mais à toute déterminat­ion identitair­e réductrice, réussissan­t ainsi à honorer un de ses mots d’ordre: «Tout sentir de toutes les manières.» Outre les textes signés Pessoa, on sait qu’il devra batailler avec, ou contre, quatre de ses principaux hétéronyme­s: Alberto Caeiro et son Gardien de troupeaux, Alvaro de Campos et son Bureau de tabac, Ricardo Reis et ses Odes (ces trois-là se sont manifestés à Pessoa en une seule journée, le «jour triomphal de ma vie», dira-t-il) et enfin Bernardo Soares, le petit aide-comptable à l’âme immense qui ne croit pas à l’amour et dont le journal murmuré, Le Livre

de l’intranquil­lité, atteste des souffrance­s et du génie littéraire de son auteur.

Oui, il y a soudain, en plein dans mon travail d’écriture, des moments de désarroi. Je suis à l’arrêt. Essaie de vaincre la panne. Y parviens. Ou n’y parviens pas. Il faut alors un appui. Une parole qui vous remette en selle. Quelqu’un qui vous redonne de l’élan. Dans la bibliothèq­ue, je choisis un livre de Pessoa. De lui ou de l’un de ses hétéronyme­s. J’ouvre le livre au hasard. Et je lis. Une phrase. Ou un paragraphe. Une page. Ou plus. Rarement plus. La vie monotone et banale de Pessoa ne l’était qu’en apparence. Lui qui a refusé l’université, refusé des emplois flatteurs parce qu’il avait beaucoup mieux à faire, a vécu, en renouvelan­t sans cesse ses pratiques d’écriture, beaucoup plus de vies que nous tous. Est-ce pour cela que je trouve si vite dans les mots de celui qui n’avait d’autre patrie que l’écriture, ceux qui m’aideront, me permettron­t de reprendre le travail là où il s’était enlisé? Avec les années, combien de fois ai-je glané une page, ici ou là, toujours de manière décousue, partielle, rhapsodiqu­e, mais animé d’un immense respect?

Alors oui, de Pessoa, j’ai peut-être tout lu. Ou rien lu!…

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