Le destin poétique d’Amahl
SCÈNES Pour sa production jeune public annuelle, l’Opéra de Lausanne présente «Amahl et les visiteurs du soir». Une oeuvre douce au charme mystérieux, portée par deux jeunes solistes issus du Conservatoire
Ils ont les joues encore potelées de l’enfance et la pudeur adolescente. Pourtant, Marie Mury et Nicolas Sanchez-Vignaux, 14 ans, s’apprêtent à monter sur les planches pour faire face à leur premier vrai public. Ces deux élèves de la Maîtrise Musique-Ecole du Conservatoire de Lausanne se partagent le rôle-titre dans Amahl et les visiteurs du soir, nouvelle production jeune public de l’Opéra de Lausanne, à découvrir dès mercredi.
Rien de moins évident, d’autant qu’ils s’attaquent à un monument: si elle reste peu connue sous nos latitudes, cette oeuvre lyrique de Gian Carlo Menotti a été élevée, dans la culture anglo-saxonne, au rang de classique. Une popularité qu’elle doit notamment à son format particulier, puisqu’il s’agit du premier opéra conçu expressément pour la télévision, sous la forme d’une commande des studios américains NBC à Menotti en 1951.
Durant plusieurs décennies, Amahl and the Night Visitors sera religieusement diffusée sur les écrans lors des fêtes de Noël. L’intrigue s’y prête bien, puisqu’elle raconte l’histoire d’Amahl, jeune berger infirme et plutôt distrait vivant seul avec sa mère dans la misère la plus totale, qui reçoit un soir la visite de trois curieux voyageurs… les Rois Mages. Sur la route de Bethléem et chargés de cadeaux, Melchior, Gaspard et Balthazar leur demandent le gîte pour la nuit. Une nuit qui changera à jamais le destin du petit garçon.
Dans ses notes, Gian Menotti le spécifie clairement: Amahl doit être interprété par un enfant, un vrai. Il n’est pourtant pas rare de voir des solistes adultes incarner ce rôle, qui exige une solide technique vocale et une présence quasi constante sur scène pendant les cinquante-cinq minutes de la représentation.
Pas de quoi effrayer Nicolas et Marie, bien qu’ils n’aient jusqu’ici côtoyé la scène que ponctuellement, fondus dans la masse d’un choeur d’enfants. Il faut dire qu’ils baignent dans la musique depuis longtemps, l’un faisant ses débuts à l’Opéra Junior de Montpellier à l’âge de 9 ans, la seconde fredonnant continuellement dans sa poussette… ou son sommeil. Et tous deux conciliant, depuis trois ans, scolarité et études au Conservatoire.
Si bien qu’ils n’hésitent pas une seconde lorsque leur professeur de chant évoque l’opéra. «J’ai alors réalisé qu’on croyait en mes capacités, confie Marie. Je savais qu’il faudrait me surpasser.»
Rêve d’émancipation
C’est ensemble qu’ils entameront les répétitions au mois d’août, à hauteur d’une ou deux heures par semaine. Un duo afin qu’ils se répartissent les sept représentations, un garçon et une fille pour le cas où la voix de Nicolas muerait inopinément. Deux personnalités contrastées surtout, qui s’approprient le personnage d’Amahl à leur manière. «On peut le trouver un peu lourd au premier abord, mais il me touche, car il est prêt à se sacrifier pour sauver sa mère», raconte timidement Nicolas. Amahl, qui souhaite accompagner les Rois Mages dans leur long pèlerinage, incarne pour Marie une forme d’émancipation: «Il me fait un peu penser à moi lorsqu’on me dit que je suis trop jeune pour faire certaines choses. Il appelle à rêver, se lancer, ne pas trop réfléchir.»
Metteur en scène d’Amahl et les visiteurs du soir, Gérard Demierre apprécie la candeur rafraîchissante de ses petits acteurs. «Ils ont encore des étoiles dans les yeux, un trac magnifique, une sensibilité à fleur de peau…» Pour lui, pas de doutes, les enfants ont leur place dans le monde de l’opéra, en tant qu’acteurs et spectateurs. Et lorsque les deux se rencontrent, la sauce prend d’autant mieux.
Cofondateur du Petit Théâtre de Lausanne en 1987, salle dédiée aux spectacles jeune public, Gérard Demierre aspire à les éloigner de leurs tablettes le temps d’une pièce. «Je souhaite qu’ils retrouvent le plaisir des traditions: le silence, le lever du rideau, les trois coups qui annoncent le début de la représentation.» Des
«Ils ont encore des étoiles dans les yeux, un trac magnifique, une sensibilité à fleur de peau…» GÉRARD DEMIERRE, METTEUR EN SCÈNE
visiteurs très observateurs, qui n’hésitent en général pas à réagir en direct à ce qu’ils voient sur le plateau.
«J’aime cette spontanéité, ça fait du bien», sourit la soprano vaudoise Marina Viotti, qui incarnera la mère d’Amahl. «Les opéras pour enfants, j’y vais dans le même état d’esprit que si je chantais à la Scala: je ne donne pas moins.»
Pour ne pas le perdre en route, ce public exigeant doit être constamment surpris. «Il faut que ça vibre», conclut Gérard Demierre, qui sait s’y prendre pour captiver les plus turbulents: là, un tour de magie fait voler une sucrerie. L’arrivée des Rois Mages, toute en étoffes flamboyantes, répand dans l’assistance un parfum d’Orient. Quant au ciel, étoilé et majestueux, il descend lentement sur une perche de théâtre, donnant l’impression subtile du temps qui passe. Cette poésie artisanale, soutenue par un doux jeu d’éclairages, confère à l’opéra ce charme mystérieux, presque nostalgique. Mais pas poussiéreux pour autant puisque le livret, traduit en français, a été rajeuni avec des répliques comme «Stylés, les mecs!»
A l’heure de la répétition piano, Marie et Nicolas investissent tour à tour les décors de bois. Leur aisance surprend, contraste avec la fragilité de leurs timbres, l’un volatil, l’autre ondoyant. Les deux Amahl sont fin prêts, impatients même. «Chanter, c’est s’exprimer, transmettre des émotions. Ça remet la tête en place», avance l’un. «Oui, c’est comme un feu d’artifice. Et l’opéra, une fenêtre sur le monde.»