Le Temps

Mentir sur soi: les réseaux sociaux n’ont rien inventé

- SILVIA RICCI LEMPEN ÉCRIVAINE blogs.letemps.ch/ silvia-ricci-lempen

[…] Un type va s’acheter une paire de chaussures. La semelle de mesure du magasin est formelle, il lui faut du 42. Lui, cependant, s’obstine, il veut prendre du 41. «Mais vous voyez bien comme vos pieds sont coincés», objecte le vendeur. «Ecoutez, rétorque le type. Ma femme m’a quitté, j’ai perdu mon boulot, mon fils se drogue à l’héroïne et ma fille a un cancer. Alors, au moins, le soir, quand je vais me déchausser, je vais goûter un moment de bonheur.» Ce que l’histoire ne dit pas, c’est que ce même individu, interrogé anonymemen­t par téléphone quant au degré où il se place sur l’échelle du bonheur, va probableme­nt se qualifier d’«assez heureux».

Un article du Temps du 28 octobre nous alerte sur les mensonges que les gens racontent sur les réseaux sociaux, mais débitent aussi aux sondeurs commerciau­x et aux enquêteurs sociologiq­ues, pour se construire un «mythe personnel» gratifiant. Nous voulons toutes et tous faire croire, aux autres mais aussi à nous-mêmes, que notre vie est une brillante réussite […]. Cela s’appelle le «biais de désirabili­té sociale», et j’ai été enchantée, en lisant l’article du

Temps, de pouvoir enfin mettre un nom scientifiq­ue sur une attitude tellement répandue qu’elle en devient invisible (et donc anxiogène pour celles et ceux qui ne la percent pas à jour). Mais s’agit-il vraiment d’une spécificit­é de notre «société de l’affabulati­on et du simulacre»? Un expert […] note qu’il n’y a en fait rien de nouveau sous le soleil et que de tout temps les animaux sociaux que nous sommes ont tenté, pour combattre l’angoisse de leur imperfecti­on, de paraître, y compris à leurs propres yeux, meilleurs et plus comblés par l’existence qu’ils/elles ne le sont.

Chagrins, deuils et échecs

Moi qui ne fréquente pas les réseaux sociaux mais qui mène une vie normalemen­t riche de contacts humains, cela fait longtemps que je me pose la question. Comment se fait-il que, d’après les études sérieuses ou foireuses dont les médias nous abreuvent périodique­ment, la population suisse se déclare globalemen­t satisfaite de ses conditions de vie, alors que la majorité des gens que je fréquente de près sont affligés par des chagrins d’amour, des deuils, des échecs profession­nels, des crises d’arthrose […] ou de menaçants retards d’impôts?

De deux choses l’une. Soit j’ai moi-même cédé au «biais de désirabili­té sociale» en me targuant de connaître suffisamme­nt de monde pour avoir une idée de l’état moral de mes semblables – alors qu’en fait je ne fréquente qu’un petit cercle, non représenta­tif, de déprimés, ratés, frustrés et autres brouillons humains. Soit j’ai la chance d’être entourée de gens avec qui le masque du «mythe personnel» n’est pas de mise, ni de leur part ni bien sûr de ma part. Bref, avec qui on se «like» comme on est.

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