«On assiste à l’érosion du sentiment d’égalité»
Bill Emmott, ancien rédacteur en chef du magazine «The Economist», s’alarme de l’émergence d’une ploutocratie héréditaire en Occident. Un point de vue d’autant plus décapant qu’il émane d’un libéral pur sucre
Bill Emmott sera le premier intervenant du forum de la Fondation de la haute horlogerie, mardi à l’IMD de Lausanne. Dans un livre* qui vient de paraître sur le «destin de l’Occident», l’ancien rédacteur en chef du magazine The Economist analyse les causes de la montée du populisme. Le monde de la finance et les élites libérales ont une responsabilité écrasante dans ce phénomène, écrit-il.
Quel est le mal qui, selon vous, ronge les fondations politiques du monde occidental? Plutôt que de «mal», je parlerais de forces réactionnaires. Ces forces, elles sont à rechercher chez nous, dans nos pays occidentaux, plutôt que dans des menaces extérieures. Elles sont réactionnaires car elles réagissent à une longue série de troubles, la crise financière de 2008, la guerre en Irak, les problèmes d’adaptation à la concurrence globale avec le phénomène de désindustrialisation. Il y a eu une perte de niveau de vie et une perte du sentiment d’égalité, qui met en péril l’ouverture qui a caractérisé nos sociétés. Donald Trump est le leader de ce mouvement de remise en cause, mais il n’est pas seul.
Il doit être cruel pour quelqu’un comme vous de voir le pilier de l’ordre atlantique, l’axe Etats-UnisGrande-Bretagne, être à la pointe de ce mouvement réactionnaire… Oui, c’est très choquant pour moi. Le plus gros marché pour The Economist est de loin les EtatsUnis, et en votant Trump, les Américains ont fait l’inverse de ce que nous disions depuis des années! Pourquoi? Parce qu’ils réagissent à une perte du sentiment d’égalité, c’est-à-dire du sentiment que vous participez aux décisions, qu’on vous écoute et que votre point de vue est pris en considération. Le sentiment d’être un citoyen qu’on écoute a cédé la place à l’idée que seuls comptent les gens puissants.
Qui sont-ils? Pour simplifier, disons avant tout les riches et parmi eux les banquiers, la City de Londres, Wall Street, ainsi que les milliardaires dont l’influence politique a crû de manière disproportionnée. Ils font partie d’une élite globale, ce qui explique que les réactionnaires dirigent souvent leurs attaques contre ceux qu’ils appellent les «citoyens du monde». Une bonne partie du sentiment anti-Union européenne au Royaume-Uni vient de l’idée que l’appartenance à l’UE favorisait avant tout ces gens.
Vous parlez à ce propos de l’influence des «insiders néfastes». De qui s’agit-il? Ce sont des groupes d’intérêt puissants, des lobbies, des grandes entreprises et des individus très riches, qui ont dévoyé la démocratie et les politiques publiques pour donner naissance aux problèmes que nous affrontons aujourd’hui. Ces groupes ont fait preuve d’une grande complaisance au début des années 2000, durant ce qu’on a appelé la Grande modération [mélange de croissance économique et d’inflation faible]. Cela s’est vu avant tout en matière de régulation financière, y compris dans des pays comme l’Allemagne et la France, quand on a autorisé les banques à prendre des risques de plus en plus grands avec des produits financiers toxiques, ce qui a conduit à la pire crise financière en 80 ans.
Mais finalement, cette crise a été plutôt bien amortie, non? Il n’y a pas eu de files devant les soupes populaires comme en 1929… Les Etats-Unis ont réagi plus vite que l’Europe à la crise, l’intervention de la Réserve fédérale a été décisive, donc leur réaction a été excellente, et pourtant 68 millions d’Américains ont voté pour Trump. Si on regarde le revenu moyen des ménages, on constate qu’il a augmenté cette année pour la première fois depuis 1998! Aux Etats-Unis, 10 millions de personnes en âge de travailler ont cessé de le faire et beaucoup restent chez eux à prendre des anxiolytiques, pendant que 30 000 à 40 000 Américains meurent chaque année d’overdose de médicaments opiacés! Ce sont des signes que tout ne va pas bien. La catastrophe a certes été évitée, mais que pense le citoyen ordinaire de ses perspectives et de celles de ses enfants pour les 20 ou 30 prochaines années?
Je croyais que du point de vue d’un libéral comme vous, l’enrichissement était une bonne chose… Oui, comme Peter Mandelson [ancien ministre de Tony Blair] qui se disait «intensément relax» face à la perspective de gens devenant extrêmement riches… Mais quelles sont les conséquences? Ce phénomène de concentration des richesses va trop loin quand il prend pied en politique. La citoyenneté, au sens de sentiment de participation, s’érode lorsque l’accès à l’éducation, à l’influence et aux décisions politiques devient grossièrement inégal. La richesse devient de plus en plus héritée, comme dans l’Europe médiévale. Les Etats-Unis avaient une résistance face à cette richesse héritée grâce à l’impôt sur les successions. Mais il a été presque aboli, et le sera complètement si l’administration Trump peut le faire. Même au Japon, vous voyez le même phénomène à l’oeuvre, comme à l’Université de Tokyo, une université autrefois fondée sur le mérite et dont les étudiants aujourd’hui viennent d’un milieu de plus en plus étroit. Le parcours éducatif avant d’entrer dans ces universités d’élite devient de plus en plus crucial, et ce phénomène n’est pas soutenable à long terme.
Que faut-il faire alors? Des politiques de gauche comme remède aux inégalités? Ce n’est pas ce que je pense. Les politiques d’éducation et de santé publiques, comme le National Health Service britannique, n’ont pas été le fait de la gauche mais ont été conçues par des conservateurs, avant de bénéficier d’un soutien de tous les partis. C’est de telles politiques dont nous avons besoin maintenant. Et l’importance des politiques publiques pour assurer le bon fonctionnement de la société se trouve déjà chez Adam Smith, donc dans la bible du libéralisme. Mais il n’y a pas de recette unique qu’on pourrait appliquer partout. En Grande-Bretagne, il faut intervenir pour soutenir l’accès à l’éducation et les infrastructures hors de Londres. En Italie, ce serait lié au marché du travail et à l’allocation excessive d’argent public aux retraités, car l’Etat providence italien se résume pour l’essentiel aux retraites.
Vous admirez le succès de la Suisse depuis vingt ans, d’autres pays peuvent-ils s’en inspirer? Ce que la Suisse a réussi à faire, c’est un mélange harmonieux d’ouverture et d’investissements massifs dans l’éducation, dans l’amélioration du niveau de compétence des travailleurs, qui a rendu cette ouverture exploitable par le pays. C’est un modèle d’investissement dans les ressources humaines, mais il n’est pas reproductible par n’importe quel pays.
Vous ne parlez pas dans votre livre de la crise écologique globale. N’est-ce pas cela, la plus grande menace pour la survie de l’Occident au XXIe siècle? Je ne pense pas que ce soit le problème le plus pressant, mais je conviens que c’est un immense défi, davantage un défi qu’une crise, d’ailleurs. C’est un problème qui met en jeu notre capacité d’adaptation. Mais ce n’est pas un problème occidental: il est partagé par tous, des EtatsUnis à la Chine, à la Suisse ou à la Russie.
Moi, j’espère que l’Occident va survivre durant la période de difficultés à venir, ce qui ne sera pas le cas si nous sapons l’ordre international, si nous nous retirons des traités climatiques, si nous fermons nos esprits et nos frontières. ▅
«Ce phénomène de concentration des richesses va trop loin quand il prend pied en politique»