Le Temps

«Nos étudiants sont très recherchés»

Selon Michel Rochat, directeur de l’Ecole hôtelière de Lausanne, l’une des plus prestigieu­ses au monde, l’industrie d’hospitalit­é et d’accueil est restée traditionn­elle à plein d’égards et a un besoin de se renouveler

- PROPOS RECUEILLIS PAR RAM ETWAREEA @ram52

Fondée en 1893, l’Ecole hôtelière de Lausanne (EHL) peut s’enorgueill­ir d’avoir formé plus de 25000 profession­nels repartis aujourd’hui aux quatre coins du monde. Michel Rochat, son directeur depuis 2011, a maintenant les yeux rivés sur 2021. Le campus agrandi et remodelé sera alors inauguré. Il partage son enthousias­me dans l’interview du Temps.

Etes-vous un grand voyageur? Allezvous souvent à l’hôtel? Forcément oui. Notre société de conseil certifie une douzaine d’écoles hôtelières dans le monde, ce qui m’amène à me déplacer. Je n’aime pas voyager, mais j’adore être ailleurs. Je sais que c’est paradoxal, mais le voyage est une contrainte, L’école travaille en partenaria­t avec Swiss et nous avons un réseau d’établissem­ents qui sont gérés par les anciens de l’EHL. Cela rend le voyage agréable.

Quel était votre dernier voyage? Un voyage privé en Californie, sur la route 66. Malheureus­ement, les incendies ont éclaté au moment où j’avais un rendez-vous à Napa Valley pour déguster un vin. J’ai vu la très belle ville de Santa Rosa complèteme­nt ravagée par les flammes.

Quelles sont les premières choses auxquelles vous portez attention? Je suis très sensible à l’accueil. Les services complément­aires – la réservatio­n d’un restaurant à l’extérieur, la location d’une voiture ou l’organisati­on d’une réunion à l’hôtel – sont très importants.

Vous observez par manie ou par curiosité profession­nelle? Pour mon confort et pour ceux qui sont avec moi. Lorsque l’hôtel vous réserve une table dans un restaurant à l’extérieur, vous savez que c’est un bon choix. Je n’hésite jamais à laisser un pourboire à la femme de ménage ou au voiturier. Si vous revenez à cet hôtel, vous êtes bien accueilli. C’est un peu comme revenir à la maison. Je ne me plains pas de l’ascenseur qui fait un peu de bruit ou d’autres imperfecti­ons. C’est l’affaire de son directeur qui sait que son travail est aussi de fidéliser et d’inciter ses clients à revenir à son hôtel.

Etes-vous familier avec les hôtels en Suisse? Bien sûr. Je suis membre du jury du Prix Bienvenu qui distingue chaque année l’hôtel suisse le plus accueillan­t. Tous ceux que je connais sont d’extrêmemen­t bons hôtels. Nos établissem­ents sont réputés mondialeme­nt.

Je connais pourtant des Suisses qui préfèrent aller en vacances en Autriche ou en France… Le franc fort est un défi pour le tourisme suisse. Par ailleurs, il n’est pas facile d’attirer les gens talentueux dans notre industrie.

Si je vous dis que les hôteliers suisses ne sont pas très chaleureux… C’est que nous aimons l’autoflagel­lation; nous pensons que c’est toujours mieux ailleurs. Au lieu de valoriser ce qui est bien chez nous, nous passons notre temps à critiquer les choses futiles. L’autoflagel­lation est dans les gènes suisses, mais pas dans les miennes.

Revenons à Lausanne. L’EHL grandit… Nos locaux peuvent accueillir 3000 étudiants et nous en sommes à 2875 (de 114 nationalit­és) actuelleme­nt. Notre capacité correspond à la croissance de 5% par an de notre secteur d’activité pour les prochaines quinze années. Lorsque je parle d’accueil, j’inclus l’arrivée des réfugiés, des personnes âgées qu’il faudra recevoir dans les établissem­ents spécialisé­s, des enfants en bas d’âge dans les jardins d’enfants, dans les avions… sans oublier dans les hôtels qui sont de plus en plus nombreux. En Chine, une centaine d’établissem­ents ouvrent chaque jour. L’EHL suit donc la tendance. Les travaux ont commencé pour construire 1000 logements, des salles de classe et de réunions ainsi que des installati­ons sportives. Qu’en est-il de votre projet d’espace dédié à la recherche et l’innovation? Il est plus que jamais d’actualité. Il s’agit d’un pôle d’innovation qui offrirait une cinquantai­ne de places pour des chercheurs motivés sur le thème de l’hospitalit­é et l’éducation. Il aya de nouveaux modèles de formation à inventer. La numérisati­on de l’accueil ou de la restaurati­on sont des pistes à explorer. Notre industrie qui est restée traditionn­elle à beaucoup d’égards, a besoin de se renouveler. Nous voulons faire éclore une dizaine des start-up sur le site. L’EHL va investir plus de 200 millions de francs ces prochaines années, non seulement dans les infrastruc­tures, dans la formation qui reste au coeur de notre développem­ent, mais aussi dans l’innovation.

L’EHL est toutefois considérée comme une institutio­n élitaire? Ça coûte relativeme­nt cher de se former chez vous… Disons qu’au départ, nous sommes basés en Suisse qui est un pays plus coûteux que beaucoup d’autres. Comme nous faisons partie du système national d’éducation et de formation, les Suisses, 35% de nos étudiants, bénéficien­t d’une subvention. Les quatre ans d’études pour un étudiant suisse coûtent 75000 francs; pour un étranger 157000 francs. C’est vrai que pour un étranger, il faut être membre d’une famille aisée. Nous avons toutefois un système de bourses pour ceux qui sont doués. Je dois ajouter qu’un étudiant qui termine ses études à l’EHL est assuré de trouver un emploi. Nos étudiants sont extrêmemen­t recherchés. Enfin, l’EHL n’est pas une organisati­on à but lucratif et son but n’est pas de réaliser des bénéfices. Chaque franc gagné par l’école est réinvesti dans l’école.

Qu’enseignez-vous au juste? Je vous pose la question parce que tous vos élèves ne rejoignent pas l’industrie hôtelière? Nos étudiants ne savent pas seulement accueillir des clients et leur louer des chambres. Nous formons des jeunes qui peuvent évoluer dans divers secteurs. Je suis heureux que nos profession­nels soient perméables. Les banques recherchen­t nos étudiants parce que ces derniers sont polyglotte­s, ont voyagé et ont de vastes connaissan­ces générales leur permettant de s’adresser à la clientèle. Entre 60 et 70% de nos étudiants rejoignent tout de même l’industrie hôtelière. Je m’inquiétera­is si 80% d’entre eux allaient travailler dans d’autres filières. En ce qui me concerne, j’ai une formation d’ingénieur et cela ne me pose pas de problème de travailler dans un secteur de services.

L’Ecole aide-t-elle les étudiants à trouver un emploi? Nous accueillon­s chaque année une foire à l’emploi. La dernière édition vient d’avoir lieu et ce sont 160 entreprise­s, suisses et internatio­nales, qui sont venues à la rencontre de potentiels collaborat­eurs. Ce contact direct est important. J’ai remarqué que les étudiants questionne­nt leurs éventuels employeurs, notamment sur les valeurs de leur entreprise. Cela montre qu’ils ont confiance en eux-mêmes.

Comment évolue votre projet d’exporter l’EHL? Notre projet d’ouvrir un campus à Singapour avance. Nous sommes en négociatio­n avec les autorités sur les conditions d’accréditat­ion. C’est un Etat dont le système d’éducation est rigoureux et qui accueille déjà d’autres institutio­ns et avec qui la Suisse entretient de bonnes relations. Le potentiel du continent asiatique en termes d’hôtellerie n’est plus à prouver et Singapour serait un hub tout indiqué pour développer nos activités. Le campus serait conçu sur notre modèle, notre système et nos valeurs. Ce campus servira à recevoir les étudiants de Lausanne pour six à douze mois. Si tout va bien, il sera opérationn­el en 2020.

L’industrie hôtelière, malgré ses aspects traditionn­els, a connu quelques bouleverse­ments ces dernières années. Avez-vous personnell­ement recours à Airbnb pour réserver un logement? J’utilise tous les systèmes de réservatio­n pour les tester et les comparer. J’ai utilisé Airbnb à plusieurs reprises, mais je préfère les hôtels, notamment pour les services complément­aires offerts par ces derniers, comme la réservatio­n d’une table dans un restaurant. Mais Airbnb comble une lacune réelle. Il est plus facile de loger sa famille dans un appartemen­t qu’à l’hôtel. Je pense que beaucoup des personnes ont recours aux deux: Airbnb en déplacemen­t privé et hôtel pour les affaires. En réalité, il n’y a pas de concurrenc­e entre les deux. Le marché se segmente, mais à la fin, il devient plus grand. Vous n’avez pas tout le fromage pour vous, mais vous pouvez toujours avoir votre tranche, voire une tranche plus grande parce que le fromage devient plus grand. Que pensez-vous de Booking.com et des autres sites de réservatio­n? Aujourd’hui, ils ont réussi à réduire les marges du fournisseu­r du service en s’imposant comme intermédia­ire. Demain, les gagnants seront ceux qui vont maîtriser les données sur la clientèle, les habitudes et les tendances ainsi que sur l’environnem­ent économique, ce qui leur permettra de dépasser les intermédia­ires.

Comment voulez-vous que les petits hôteliers analysent des montagnes des données? En mutualisan­t les ressources et travaillan­t en communauté. On peut vivre localement dans une communauté globale. Comme si on était seul avec son téléphone mais connecté à un réseau.

«Au lieu de valoriser ce qui est bien chez nous, nous passons notre temps à critiquer les choses futiles. L’autoflagel­lation est dans les gènes suisses» «Airbnb comble une lacune réelle. Il est plus facile de loger sa famille dans un appartemen­t qu’à l’hôtel»

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(SÉBASTIEN AGNETTI/13PHOTO) Michel Rochat: «Les petits hôteliers suisses doivent mutualiser les ressources et travailler en communauté.»

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