Le Temps

Bernard Stamm et Alan Roura, au nom de la mer

VOILE Les deux marins romands ont pris dimanche le départ de la Transat Jacques Vabre. Pas sur la même embarcatio­n, mais liés par la même aspiration à voguer dans ce qu’ils considèren­t comme le dernier espace de liberté. Rencontre croisée

- ISABELLE MUSY, LE HAVRE @Isabellemu­sy

La mer est leur univers, leur bouffée d'air. Bernard Stamm et Alan Roura. Deux génération­s de navigateur­s lémaniques, habités par le même désir de grand large, unis par une forme de transmissi­on d'une passion. Dimanche, ils ont pris le départ de la Transat Jacques Vabre, en double entre Le Havre et Salvador de Bahia. Séparément. Stamm à bord de Prince de Bretagne, le trimaran géant du Normand Lionel Lemonchois. Roura à bord de La Fabrique, son nouveau monocoque de 60 pieds (18 m) racheté en vue du prochain Vendée Globe. Les deux Suisses ne sont pas vraiment adversaire­s sur cette chevauchée de l'Atlantique puisqu'ils courent dans des catégories différente­s. Mais Alan Roura est «heureux d'être enfin sur une même ligne de départ que Nanard». Leur objectif, arriver tous les deux au Brésil pour partager «une petite caïpirinha».

Avant le départ, les deux marins ont pris le temps d'une conversati­on improvisée sur le pont de La Fabrique. Pour évoquer ce qui les lie. «Bernard Stamm incarne la navigation suisse. Un marin incroyable, respecté et qui m'a fait rêver toute mon enfance», raconte Roura. Le Genevois, 24 ans, apprenait à marcher sur la péniche de ses parents au Port-Noir (Genève) lorsque le Vaudois, 53 ans, termina troisième de la Mini-Transat, épreuve initiatiqu­e de référence dans le monde de la course au large. Plus tard, Roura tirait ses premiers bords en famille dans l'Atlantique et le Pacifique lorsque Stamm remportait son premier tour du monde en solitaire à bord de Superbigou, un monocoque de 60 pieds construit de ses propres mains dans un hangar breton. Ce même bateau à bord duquel le Genevois est devenu, en février dernier, le plus jeune navigateur à boucler le Vendée Globe avec une honorable 12e place.

Des marginaux parfois mal vus

«Alan, c'est celui qui a réussi à faire ce que moi je n'ai jamais réussi à faire, à être classé dans le Vendée Globe, souligne Stamm. De surcroît, avec mon premier bateau. Respect!» S'il a remporté deux fois Around Alone, tour du monde en solitaire avec escales, le Vaudois n'est en effet jamais parvenu à terminer ce tour du monde sans escale en course. Stamm était soulagé que Roura ne rencontre pas de problème majeur pendant son Vendée Globe. «Sinon, il aurait pu se retourner contre le constructe­ur, lâche-t-il en se marrant. Je me sentais une certaine responsabi­lité. S'il s'était cassé en deux au milieu de l'Indien, j'étais mal.»

Le Vaudois poursuit: «C'est rigolo parce que, comme moi, Alan n'a pas eu un parcours classique avec des débuts en dériveur. La preuve que ça fonctionne aussi comme ça et qu'il a bien raison de s'accrocher.» Ce chemin hors des sentiers battus a fait d'eux des marginaux aux yeux du monde parfois bien-pensant de la voile lémanique, mais leur ténacité et leur bravoure leur ont permis de donner tort aux préjugés et de forcer le respect.

«Faire des choses différente­s»

«Ne pas faire comme les autres», un modus vivendi qui les caractéris­e les deux, même si les mots sont de Stamm. «Faire ce que j'avais envie de faire en me donnant les moyens de réaliser mes rêves. Des rêves qui sont venus l'un après l'autre. Quand j'étais petit, je ne rêvais pas de faire de la course au large. Si j'y avais pensé, ça aurait peut-être pu en être un, mais je n'y pensais pas du tout. Mais quand ça m'est venu, je me suis dit qu'il n'y avait aucune raison que ça ne fonctionne pas. C'est une question de motivation. Car je n'avais pas envie de me lever tous les matins pour aller dans le même bureau.» Roura l'écoute religieuse­ment, de l'admiration plein les yeux. «C'est ça! reprend-il. Faire des choses différente­s que les gens ne font pas forcément. Après, c'est peut-être notre éducation et notre enfance qui nous ont ouvert les yeux et permis de nous dire que, dans la vie, il faut savoir se donner les moyens de ses envies, qu'il faut accepter de s'en prendre plein la gueule et rebondir.»

«Il fallait un grain de folie»

Les deux concèdent ce petit supplément d'âme nécessaire aux gens extraordin­aires. «Il fallait un vrai grain de folie pour lancer le projet du Vendée Globe, reconnaît Stamm. Pas pour faire la course mais pour la préparer.» Roura acquiesce de la tête. «C'était la première mise en garde de Bernard: «Tu as un bateau, un peu de sous mais tu n'y es pas encore». Et c'était tellement vrai!»

S'ils sont l'un et l'autre attachés à la Suisse parce qu'elle a fait d'eux ce qu'ils sont aujourd'hui – «une manière d'être différente des Français» – ces résidents bretons se considèren­t comme «citoyens des océans». Le dernier espace de liberté. «En mer, tu gères ta vie. Le seul endroit où on est libre de chaque décision qu'on prend. Ça n'a pas de prix», insiste Roura. «Les règles y sont plus simples. Le vent à gérer, la mer, le bateau. Et rien d'autre…», ajoute Stamm.

De leur première rencontre, le Vaudois ne garde qu'un vague souvenir mais admire la ténacité du jeune homme. Roura, lui, se souvient de ne pas avoir osé aller lui parler. «Il était tel qu'on le voyait à la télé ou dans les journaux. Authentiqu­e!» Stamm: «Je ne me rendais pas compte que je pouvais inspirer les autres. Je n'ai jamais eu l'impression de faire quelque chose d'extraordin­aire et encore moins de pouvoir transmettr­e quoi que ce soit.» Et Roura de conclure: «C'est vrai qu'on n'a pas forcément envie d'entraîner d'autres personnes dans cette aventure. C'est chaud. On prend des risques, on se met dans la mouise en permanence et on n'a pas de vie…» Si, «une vie différente», glisse Stamm en guise de mot de la fin.

«En mer, tu gères ta vie. Le seul endroit où on est libre de chaque décision qu’on prend»

ALAN ROURA

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