Le Temps

Son arme anti-cancer

La fondatrice de la start-up genevoise Amal Therapeuti­cs va tester sur l'être humain un vaccin thérapeuti­que contre le cancer colorectal. Puis, elle prévoit de s'attaquer au glioblasto­me, une tumeur incurable

- GHISLAINE BLOCH @BlochGhisl­aine

Elle fait tourner inlassable­ment son stylo sur la table de son bureau lorsqu’il s’agit de parler d’elle. Elle n’aime pas du tout l’exercice. En revanche, Madiha Derouazi se détend, même dans sa posture, lorsqu’elle évoque ses recherches. Elle s’enflamme, va chercher ses crayons de couleur et fait des petits dessins sur une feuille pour expliquer le mécanisme d’action du vaccin thérapeuti­que qu’elle développe avec son équipe à la Fondation pour recherches médicales de Genève. A l’écouter, tout paraît simple.

Pourtant, il a fallu de nombreuses années de recherches pour aboutir à un vaccin qui sera testé sur l’être humain d’ici à dixhuit mois. Madiha Derouazi y croit dur comme fer. «Nous allons nous attaquer dans un premier temps au cancer colorectal. Le vaccin sera administré à des personnes déjà malades, contrairem­ent à un vaccin prophylact­ique qui prévient la maladie. Nous prévoyons environ six injections – une par mois –, avec des effets secondaire­s comparable­s à n’importe quel autre vaccin, dit-elle. Notre traitement ne remplacera pas la chirurgie ni les chimiothér­apies. Il devrait être coadminist­ré avec les traitement­s standards et devrait avoir la capacité d’éduquer les cellules immunitair­es à reconnaîtr­e et détruire les cellules métastatiq­ues.»

Mais la route est encore bien longue avant de disposer d’un tel traitement. Aucun vaccin thérapeuti­que de ce type n’existe encore sur le marché. «Nous avons tout bétonné. J’ai construit la technologi­e sur des fondements scientifiq­ues très forts, dit-elle, avec conviction. Il n’a pas été facile de trouver des investisse­urs, car le secteur des vaccins thérapeuti­ques a connu beaucoup d’échecs. C’est un gros risque.» Pourtant, Amal Therapeuti­cs, la start-up qu’elle a créée en 2012, a levé au mois de septembre 8,8 millions de francs, auprès du groupe pharmaceut­ique allemand Boehringer Ingelheim Venture, de High-Tech Gruenderfo­nds (HTGF) ainsi que de VI Partners, Schroder Adveq, Biomed Partners et du fonds d’investisse­ment du laboratoir­e tessinois Helsinn. Depuis sa création, la start-up qui emploie dix personnes a obtenu 13 millions de financemen­t.

En remettant ses longs cheveux bouclés derrière ses épaules, elle définit son vaccin comme une sorte de pièce de Lego – la molécule – à laquelle trois pièces sont rattachées. Deux d’entre elles sont des éléments fixes: un vecteur qui achemine la protéine et un adjuvant. Un troisième élément est modulable en fonction de la tumeur. Ainsi, après le cancer colorectal, Madiha Derouzi prévoit de s’attaquer au glioblasto­me, une tumeur du cerveau incurable. «Je n’aurais jamais pu être médecin, car je suis beaucoup trop sensible. Je pleure dès que je suis en contact avec des patients malades, dit la jeune femme chaleureus­e et à l’énergie débordante. En revanche, j’ai toujours été attirée par le monde de la recherche.»

Née à Genève à une date que seuls ses proches connaissen­t, la fondatrice d’Amal Therapeuti­cs n’a pas baigné dans un milieu scientifiq­ue. En revanche, la fibre entreprene­uriale est bel et bien présente chez les Derouazi, une famille très soudée d’origine algérienne, qui lui a notamment transmis deux valeurs qui lui sont chères, le respect des aînés et le sens de l’hospitalit­é. Son père était fleuriste à la place des Augustins. Aujourd’hui, il possède un hôtel à Genève. Quant à son frère, également hôtelier, il a aussi créé une start-up, dénommée Doc’spag, spécialisé­e dans la vente d’assiettes à spaghetti. «Ma mère était couturière et très bonne cuisinière! dit-elle dans un rire communicat­if. Chez nous, vous ne repartez pas le ventre vide.»

Après une scolarité où elle dit avoir connu des notes déplorable­s, notamment en allemand et en anglais, elle a choisi d’étudier la biologie à Genève. Mais très vite, elle s’ennuie. Malgré ses lacunes en allemand, elle part à Berlin, attirée par la biotechnol­ogie, un domaine qui venait d’émerger. «Ce secteur m’a tout de suite attirée, car je ne suis pas une scientifiq­ue fondamenta­le. J’aime quand la science sert à quelque chose», dit celle qui est devenue parfaiteme­nt bilingue et qui se définit comme une personne à la fois exigeante et passionnée.

Durant cinq ans, elle étudie à la Technische Universitä­t, longe tous les matins à vélo le mur de Berlin et se passionne pour le cinéma allemand. «J’allais voir des films le samedi matin en prenant mon petit-déjeuner, se souvient-elle avec un brin de nostalgie. J’ai découvert des films incroyable­s.»

Elle réalise par la suite un doctorat en biotechnol­ogie à l’EPFL, fait du parapente, du ski de randonnée et de l’escalade. Puis, elle part aux Etats-Unis, réalise un post-doc à Grenoble où elle travaille sur les vaccins, pour finalement être engagée par le professeur Pierre-Yves Dietrich, directeur du centre d’oncologie des HUG, et Paul Walker, directeur du Laboratoir­e d’immunobiol­ogie des tumeurs du cerveau de l’Université de Genève. Désormais, cheffe d’entreprise et maman «cool» de deux enfants de 9 et 11 ans, elle dit ne plus avoir de temps pour le cinéma allemand mais se déplace toujours à vélo dans les rues de Genève.

«Nous avons tout bétonné. J’ai construit la technologi­e sur des fondements scientifiq­ues très forts»

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