Le Temps

KARL OVE KNAUSGAARD, UN PHÉNOMÈNE VENU DU NORD

- PAR ÉLISABETH JOBIN

Le Norvégien est devenu une sensation en dévoilant tout de lui et de son univers dans une autofictio­n de plus de 3000 pages. Retour sur une histoire à succès, à l’occasion de la publicatio­n du quatrième volet de sa saga en français

Quelle force magnétique peut bien nous pousser à dévorer des centaines de pages consacrées au récit d’une existence qui, somme toute, n’a rien d’extraordin­aire? Peut-être que la réussite de Mon

Combat, la fresque autofictio­nnelle de Karl Ove Knausgaard, réside justement dans ce pari de la banalité qu’elle affiche en valeur universell­e. Le Norvégien né en 1968 a en effet entrepris de raconter sa vie par le menu, de son enfance à ses 40 ans, dans des mémoires de plus de 3000 pages et échelonnés sur six volumes, dont le quatrième, Aux Confins du

monde, vient d’être traduit en français. A la fois narrateur et sujet de son feuilleton, Knausgaard trouble d’emblée en voulant tout dire du monde à partir de lui-même, évitant du même coup les grandes interrogat­ions, les remises en question, captif de l’immédiatet­é de son récit. L’ensemble est d’ailleurs porté par une écriture sans filtre, un flux brut qui n’évite ni les poncifs ni les digression­s. Rédigeant jusqu’à vingt pages par jour pour créer son grand oeuvre, l’auteur a même avoué ne s’être jamais relu.

DES PROCHES CITÉS NOMMÉMENT

Or cet empresseme­nt à embrasser tous les interdits est peut-être la clé de son succès. D’autant plus que les transgress­ions de Knausgaard ne se limitent pas au refus d’un style travaillé: elles s’étendent à l’exposition publique et intempesti­ve de ses proches, pour beaucoup cités nommément dans ses livres. L’auteur ne cherche pas non plus à complexifi­er sa narration par une intrigue, ni n’introduit d’autre suspense que celui, invariable, des jours qui passent. Entre lui et son récit, il ne ménage aucune distance. Bien au contraire, Knausgaard se fait un devoir de poser un calque sur ses souvenirs, dont il redessine les moindres contours, renonçant à en effacer les ratures, les échecs, ou les moments les plus intimes.

Le résultat est addictif. Car ce que propose l’auteur est un page

turner d’un nouveau genre, nivelé par le bas, galvanisé par un insatiable besoin de se raconter. Plutôt que de recourir aux grosses ficelles des romans à rebondisse­ments, Knausgaard réoriente la curiosité de son lecteur sur une surabondan­ce de détails, donnant à assister au déploiemen­t d’une vie au jour le jour. Un texte à hauteur d’homme, en somme, qui dit tout de son narrateur, de ses fulgurance­s et de ses ennuis, sans pour autant donner une impression de voyeurisme. L’urgence presque naïve qui agite la plume de Knausgaard provoque davantage un effet de fascinatio­n, qui a valu à la série de devenir un véritable phénomène éditorial. Son hexalogie a été traduite en X langues, il a vendu X millions de livres en Norvège — un pays de 5 millions d’habitants —, où les volets de la série sont parus à intervalle de quelques mois entre 2009 et 2011. Avec XX exemplaire­s vendus dans le monde, dont 40 000 en France, où les deux derniers opus sont en cours de traduction, il s’est hissé au rang de star de la littératur­e norvégienn­e.

UNE VIE DE FAMILLE JETÉE EN PÂTURE

Comme point de départ de la série, la figure paternelle, à laquelle l’auteur consacre son premier volet. La Mort d’un père

(2012) retrace ainsi les dernières années de cet homme froid et sévère, qui sombre dans l’alcool et inspire à son fils adulte de violents ressentime­nts. Le troisième tome, qui opère un retour en arrière pour se pencher sur l’enfance de l’auteur, revient une fois de plus sur l’autoritari­sme de ce père dont le garçon cultive une peur bleue (Jeune Homme, 2016).

Le Norvégien, qui n’hésite pas à recourir aux sauts temporels pour rythmer son récit, glisse entre ces deux volumes un opus dédié à la rencontre avec sa seconde femme, Linda (Un Homme amoureux,

2014). Comme à son père avant elle, il n’épargne rien: il décrit minutieuse­ment les brusques changement­s d’humeur de sa compagne, la naissance de leurs trois enfants, leurs vacances ratées. Ainsi une dispute peut-elle s’étirer sur vingt pages, au moins autant pour une couche à changer ou un repas entre amis qui tire en longueur. Et ce qui surgit de ce vaste étalage de bagatelles sont les petits riens de la vie qui, mis bout à bout, font la matière des jours.

POLÉMIQUE EN NORVÈGE

Quatrième volume paru en français à l’automne, Aux Confins du

monde propose de nouveau un pas en arrière. On retrouve l’auteur tout juste sorti du collège, en route pour une île reculée du nord où il entreprend de travailler comme enseignant auprès d’adolescent­s à peine plus jeunes que lui. Bien décidé à profiter de ce nouvel isolement pour faire ses armes en tant qu’écrivain, le jeune homme se laisse pourtant dissiper par son obsession pour les filles et les beuveries — les deux distractio­ns étant liées — et par son incapacité à conclure avec ses rares prétendant­es. C’est un Knausgaard tourmenté par l’âge ingrat, arrogant et irritable que ce dernier volet met en scène. Il en ressort cependant du texte une impression de proximité avec l’auteur, tant les affres de l’adolescenc­e s’y enchaînent avec une frénésie propre à cet âge-là.

En faisant de son passé un domaine public, Karl Ove Knausgaard a introduit le genre de l’autofictio­n en Norvège, pays du quant-à-soi. Si cet art de puiser son matériau littéraire au flux de sa propre existence a depuis longtemps gagné ses titres de noblesse en France — on pense notamment à Patrick Modiano ou à Annie Ernaux —, ce n’est pas le cas des

territoire­s scandinave­s, où Knausgaard avait d’ailleurs commencé par jouer la carte de l’écrivain classique. Autant dire que la publicatio­n de son hexalogie a eu l’effet d’une bombe, faisant aussitôt polémique. Non seulement par son style décomplexé, mais aussi par les révélation­s qu’elle contenait. Celles-ci n’ont pas manqué de défrayer la chronique, par exemple lorsque la première épouse, Tanje, a découvert les infidélité­s de son ex-mari en même temps que le reste du pays.

LE SCANDALE COMME PLUS-VALUE

Pour autant, il est délicat de dire si le scandale faisait d’emblée partie des objectifs de la saga ou s’il n’en est que la plus-value. Bien que certains éléments plaident de manière accablante pour le calcul médiatique, à commencer par le choix du titre de la série: Min

Kamp en norvégien, Mon Combat en français. La référence à Hitler est explicite, et son goût plus que douteux. Interrogé par Libération en 2012, Knausgaard s’est empressé d’éluder, parlant de faire «un doigt d’honneur au monde», ou encore en justifiant cet intitulé par sa bataille menée contre la tyrannie de son père.

On pourra taxer ce titre de maladresse. Après tout, les livres de Karl Ove Knausgaard en sont bourrés. Mais, aussi vrai qu’il est impossible d’être entièremen­t du côté de l’auteur, il est difficile de ne pas céder au charme de son écriture compulsive. Peut-être parce que son histoire, bien qu’ancrée dans un contexte norvégien, se fonde sur un mode narratif nouveau et inclusif, dans lequel chacun se retrouve. En se tendant un miroir, Knausgaard en tend un autre à son lecteur, qui se reconnaît dans les mille détails jetés en vrac sur la page. Un plaisir de lecture un brin égocentriq­ue, certes, mais on aurait tort de s’en priver.

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(MARTIN LENGEMANN/LAIF)
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Auteur | Karl Ove Knausgaard Titre | Aux Confins du monde Traduction | Du norvégien par Marie-Noël Fiquet Editeur | Denoël
Pages | 648 Etoiles |
Genre Autofictio­n Auteur | Karl Ove Knausgaard Titre | Aux Confins du monde Traduction | Du norvégien par Marie-Noël Fiquet Editeur | Denoël Pages | 648 Etoiles |

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