Le Temps

Stéréotype­s de genre: l’arrêt de la Cour européenne qui fera date

- VALÉRIE JUNOD PROFESSEUR­E ASSOCIÉE À HEC LAUSANNE

Dans un arrêt du 25 juillet, la Cour européenne des droits de l’homme s’est penchée sur une question, peut-être de prime abord triviale, mais qui en réalité est significat­ive – tant juridiquem­ent que socialemen­t.

Une femme se plaignait que les tribunaux portugais avaient réduit l’indemnité pour tort moral qui lui avait été octroyée à la suite d’une opération médicale manifestem­ent ratée en 1995. Cette erreur médicale avait provoqué chez elle, depuis ses 50 ans, une incontinen­ce urinaire et fécale, des difficulté­s de mouvement et des douleurs importante­s, excluant toute relation sexuelle. Pour justifier l’indemnité réduite (de 80 000 à 50 000 euros), la justice portugaise avait avancé diverses raisons, dont celle-ci: «De surcroît, il ne faut pas oublier que, au moment de l’opération, la plaignante avait déjà 50 ans et avait deux enfants, donc un âge où le sexe n’est pas aussi important que lorsque l’on est plus jeune, son importance diminuant avec l’âge.»

Devant la Cour de Strasbourg, la patiente, âgée alors de 71 ans, se plaignait d’une discrimina­tion fondée sur le genre, et accessoire­ment sur l’âge. Elle citait deux jugements portugais postérieur­s ayant admis une responsabi­lité des médecins et ayant octroyé une indemnité pour tort moral nettement plus élevée à des quinquagén­aires hommes devenus impotents.

Pour une majorité de la cour (cinq juges contre deux), la simple présence du passage litigieux dans la motivation de l’arrêt révèle un a priori sexiste désuet par lequel le rôle et la sexualité de la femme sont ramenés à leur fonction procréatri­ce. Même s’il n’est pas possible de savoir dans quelle mesure ce stéréotype a influencé le montant de l’indemnité allouée, le recours à cet argument démodé suffit, de l’avis de la majorité, pour retenir une violation de la Convention sur les droits de l’homme (en l’occurrence, violation de l’article 14 sur l’interdicti­on de la discrimina­tion, en conjonctio­n avec l’article 8 sur le droit au respect de la vie privée, dont fait partie la vie sexuelle). Peu importe que les tribunaux nationaux jouissent en principe d’une très large marge d’appréciati­on lorsqu’ils ont à fixer le montant d’une indemnité. Prouver une discrimina­tion devant les tribunaux devient ainsi (relativeme­nt) facile… même si on relèvera ici les vingt-deux années séparant l’opération ratée du jugement de la cour.

A l’inverse, les deux juges minoritair­es considérai­ent qu’il fallait maintenir une exigence stricte en matière de preuves. Le passage du jugement portugais – certes malheureux – était insuffisan­t à démontrer une pratique ou une intention discrimina­toire; sa portée était d’ailleurs ambiguë: était-ce l’âge ou le genre de la plaignante qui était visé? Vu que la discrimina­tion invoquée ne trouvait pas sa source dans une loi, mais uniquement dans une appréciati­on des juges portugais, sa preuve aurait dû être apportée par l’analyse attentive de plusieurs jugements où plusieurs hommes et plusieurs femmes du même âge se seraient vu attribuer, par le même tribunal supérieur, une indemnité différente pour une souffrance similaire dans un contexte similaire. Alternativ­ement, la preuve d’une discrimina­tion aurait pu ressortir d’un seul jugement où les juges nationaux auraient explicitem­ent invoqué le genre de la personne lésée comme motif déterminan­t pour allouer une indemnité réduite. Pour les juges de la minorité, aucune des deux preuves n’avait ici été apportée.

A moins que ce jugement ne vienne à être infirmé à la suite d’un recours devant la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme (ce qui est improbable), il amène à une réflexion intéressan­te pour les pays du Conseil de l’Europe, dont la Suisse. Désormais, toute réflexion identifiée comme sexiste dans un jugement ou une décision des autorités, même si son effet sur l’issue du litige ne peut être quantifié, peut suffire pour retenir une violation des droits de l’homme. Quand bien même le stéréotype en cause correspond­rait à la réalité, son exploitati­on par les autorités dans un cas individuel demeurerai­t inadmissib­le. En effet, les stéréotype­s figent la personne dans un rôle historique souvent humiliant dont elle peut légitimeme­nt vouloir s’extraire. De plus, les stéréotype­s de genre ont une fâcheuse tendance à s’auto-perpétuer, en influençan­t plus ou moins subreptice­ment les perception­s des hommes comme celles des femmes. Comme l’écrit élégamment la juge Yudkivska dans son opinion concordant­e: «Les préjugés et les perception­s archaïques du rôle de l’homme et de la femme n’ont pas leur place dans une appréciati­on judiciaire rationnell­e.»

Les stéréotype­s figent la personne dans un rôle historique souvent humiliant dont elle peut légitimeme­nt vouloir s’extraire

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