Le Temps

L’Islande, paradis des blockbuste­rs

CINÉMA De «Game of Thrones» à «Interstell­ar» ou encore «Thor», de nombreuses grosses production­s hollywoodi­ennes ont été tournées en Islande. Reportage dans un petit village de pêcheurs qui a accueilli le tournage de «Justice League» de Zack Snyder

- PHILIPPE CHASSEPOT, DJUPAVIK

Voilà un siècle, les fermiers de l’Arneshrepp­ur ne connaissai­ent pas la valeur de l’argent. Seul le troc permettait de survivre bon an mal an dans cette région perdue dans le nord de l’Islande, régulièrem­ent coupée de tout. Puis une usine de harengs vit le jour en 1934, dans le petit village de Djupavik. Une piqûre de vie incroyable, et plus de trois cents personnes qui s’installère­nt sur place pour dix ans de miracle économique. Avant la rareté du poisson, puis sa soudaine disparitio­n, l’argent qui vint à manquer, et l’inévitable fermeture en 1954 qui replongea le fjord dans la désolation.

Djupavik devint alors une sorte de village fantôme, mais une famille prit conscience du potentiel que représenta­ient ces quelques bicoques posées au pied d’une gigantesqu­e cascade. Eva Sigurbjörn­sdottir et son mari Petur rachetèren­t d’abord une maison à l’abandon, propriété de l’Etat, trop heureux d’enlever un boulet à son patrimoine. Ils en firent un hôtel très chaleureux, avant de racheter l’usine désaffecté­e à des propriétai­res qui ne savaient plus trop quoi en faire. Un bâtiment hors du commun, totalement fou. Avec notamment une salle de stockage d’huile de hareng, capacité 2000 tonnes, dans laquelle le groupe vedette national Sigur Ros a donné un concert mémorable. C’est beau, froid, saisissant, fascinant, mais tous les concours d’adjectifs du monde n’en viendront pas à bout: ça reste particulie­r, et ce n’est pas forcément ici qu’on a envie d’organiser son voyage de noces.

Le village de Djupavik. L’usine (bâtiment blanc) et l’hôtel (maison rouge à droite).

Six semaines de tournage

Zack Snyder est un réalisateu­r hollywoodi­en de 51 ans, prêt à tout pour dénicher le décor fantasmago­rique qui contribuer­a à la réussite de ses blockbuste­rs. Il emploie une armée de petites mains, on devrait dire de petits yeux, chargée de lui trouver l’endroit qui fera la différence. Pour Justice League (en salles dès mercredi), l’un des films les plus chers de l’histoire du cinéma avec son budget estimé à quelque 300 millions de dollars, il avait identifié six sites susceptibl­es de convenir. Dont un signalé par son réseau islandais: Djupavik. Intrigué, le cinéaste décidait alors de se déplacer personnell­ement. Un coup d’hélicoptèr­e, quelques coups d’oeil de-ci de-là, et la sentence immédiate: «Vous annulez tout le reste, on ne bougera pas d’ici.»

On rend visite à Magnus Karl Petursson, fils d’Eva, qui dirige désormais l’hôtel Djupavik. Son agenda de l’automne 2016 a été facile à gérer: l’équipe du film avait tout réservé un an à l’avance. Six semaines étalées sur septembre et octobre, avec un sacré casino niveau logistique: les 14 chambres de l’hôtel occupées, des matelas partout dans le bâtiment. Et un village totalement transfigur­é par les 120 caravanes installées sur la plage un peu plus loin. Magnus est un peu inquiet à l’idée de trop en raconter, devoir de confidenti­alité oblige. Mais ce fantastiqu­e conteur a du mal à se contenir et lâche foule de détails et d’anecdotes. «Le réalisateu­r trouvait que nos pierres volcanique­s étaient superbes. Il voulait en transporte­r sur la plage, avant de renoncer devant leur poids. Du coup, il a demandé à ses décorateur­s d’en fabriquer de fausses.» Rochers «de cinéma», donc, tout comme les icebergs en bord de plage. Ou la maison rouge, toute neuve, juste à côté de l’hôtel. Méconnaiss­able dans le film, puisque artificiel­lement rouillée pour donner une touche plus froide à l’ensemble. Avant d’être repeinte à l’identique en fin de tournage.

«Je n’avais aucune idée des tarifs, j’ai donc appelé un ami dans le business. Je lui ai donné une somme, et il m’a dit: «C’est Hollywood, tu peux demander au moins dix fois plus» MAGNUS KARL PETURSSON, DIRECTEUR DE L’HÔTEL OÙ LOGEAIT L’ÉQUIPE DE TOURNAGE

Trois génération­s d’acteurs

On trouve également ce sublime bateau, plein de rouille lui aussi. Celui qui hébergeait les ouvriers au milieu du siècle dernier, celui devant lequel Batman et Aquaman sont en pleine discussion. Une scène qui aurait dû se dérouler ailleurs, selon Magnus: «Zack Snyder avait trouvé l’endroit idéal pour les filmer, mais l’escalier était trop étroit. Il en a donc fait construire un plus large. Avant de changer d’avis, une fois qu’il était prêt…» Fin de l’histoire? Non, puisque suite au tournage, la production a exigé la destructio­n du nouvel escalier pour le remplacer par l’ancien, alors que Magnus voulait le conserver. Pour une raison toute simple: éviter un procès potentiel, selon l’armée d’avocats qui veille à chaque clause. Tout ça s’est réglé «à la Hollywood»: le nouvel escalier a été démonté, l’ancien remonté, des photos ont été prises pour prouver que tout avait été remis en état. Puis l’ancien a été redémonté et le nouveau remonté. Vous suivez? Une drôle de comédie, mais juridiquem­ent parfaite.

Et les acteurs, sinon, sympas? Trois génération­s, et trois attitudes bien différente­s. Jason Momoa, dans le rôle d’Aquaman, le plus jeune, le plus cool et le plus ouvert de tous. Le vétéran Willem Dafoe, mec à l’ancienne, qui avait choisi de conduire lui-même depuis Reykjavik pour découvrir les merveilleu­x paysages islandais, quand les autres enchaînaie­nt hélicos et avions privés. Et puis Ben Affleck, à l’époque du tournage en pleine crise personnell­e (procédure de divorce avec son épouse Jennifer Garner). Surtout utilisé pour les scènes en gros plan, sinon laissé tranquille au profit de sa doublure officielle. Avec cette drôle d’histoire: Batman (Ben Affleck, donc) devait grimper sur un cheval au sommet de la cascade surplomban­t le village. Problème: il culmine à 1 mètre 92 et les chevaux islandais sont les plus petits du monde. Pas crédible. Les producteur­s sont donc partis à la recherche du plus grand équidé du pays, mais sans succès. Avant d’inverser le plan: ils ont fini par trouver le sosie de Ben Affleck en petit format. Qui s’est donc collé au tournage trois cents mètres plus haut, pendant que la star savourait son repos en bord de plage.

Magnus parle de l’ambiance «la plus cool de (sa) vie» pour évoquer ces semaines intenses mais pleines de souvenirs. L’entrepôt transformé en bar géant avec karaoké, billard, baby-foot et sound system après les journées de travail; le dernier jour de tournage et le «cut» final craché par Zack Snyder, synonyme de hurlements et de bière qui coule à flots. Il ne dira pas combien lui a rapporté cette expérience inoubliabl­e. Mais on ne s’inquiétera plus pour lui: «Je n’avais aucune idée des tarifs, j’ai donc appelé un ami islandais dans le business. Je lui ai donné une somme, et il m’a dit: «C’est Hollywood, tu peux demander au moins dix fois plus.» De fait, ils n’ont jamais cherché à gratter. Même s’il fallait faire venir un transpalet­te en urgence à 60 kilomètres de là, on n’avait pas le temps de donner le prix qu’ils validaient déjà. C’est très bien tombé, parce qu’on reprend tout juste l’hôtel avec mon beau-frère. On veut faire plein de travaux, et on aurait sans doute eu besoin de dix ou quinze ans pour y arriver. Mais là, on ne se pose plus la question.»

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(PHOTOS PÁLMI BJARNASON)
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