Le Temps

Au revoir à la ville de la paix

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C’est au printemps 1963 que je suis venu pour la première fois à Genève. J’étais jeune et je faisais mes premiers pas dans le vaste monde. Je l’ignorais alors, mais ma visite à Genève allait m’engager dans une voie que je suivrai le reste de ma vie.

Avec toute la confiance que donne la jeunesse, j’avais frappé à la porte de l’ambassadeu­r du Japon et demandé à être hébergé gratuiteme­nt une nuit. Il avait accepté, mais à une condition: je devais l’accompagne­r à une marche organisée le lendemain pour célébrer le centième anniversai­re de la Croix-Rouge. Je l’ai fait. Vêtu du kimono de l’ambassadeu­r, je me demandais comment diable je m’étais retrouvé dans cette situation. Mes zori (sandales traditionn­elles japonaises) glissaient sur les pavés détrempés de la vieille ville. Ce fut une journée éprouvante, mais mémorable. Ce fut aussi ma première rencontre avec le Mouvement de la Croix-Rouge.

C’était il y a 54 ans. Depuis, ma vie a été intimement liée à la Croix-Rouge et à cette belle ville. Entre des dizaines de missions dans des zones de catastroph­e, j’ai habité à Genève deux fois et j’y suis venu à de multiples reprises. Genève fait partie de moi. C’est un lieu d’inspiratio­n et de réflexion, d’énergie et de contemplat­ion.

Ces huit dernières années, en tant que président de la Fédération internatio­nale des sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, j’ai eu la chance de venir encore plus souvent. Maintenant que mon mandat touche à sa fin, le moment est venu de commencer à dire au revoir à cette ville charmante. Mais que c’est difficile!

Quand je me penche sur ces huit années, ce qui me frappe le plus, c’est le changement – son ampleur, son rythme. Le monde d’aujourd’hui n’a pratiqueme­nt rien de commun avec ce qu’il était quand j’ai été élu en 2009. C’était avant la Syrie, avant le terrible tremblemen­t de terre et le tsunami qui ont touché mon pays, avant l’Ebola, avant les déplacemen­ts massifs de personnes fuyant un conflit, une catastroph­e, et la violence.

Le monde d’aujourd’hui paraît bien moins prévisible qu’il y a huit ans. De fait, quand je me tourne vers l’avenir, il n’y a qu’une chose que je puisse prédire avec certitude: davantage de changement. J’aimerais vous livrer quelques réflexions sur les changement­s que les humanitair­es doivent opérer.

Premièreme­nt, à une époque d’aggravatio­n des crises humanitair­es et dans un monde de plus en plus imprévisib­le, les humanitair­es doivent être plus souples, ils doivent mieux anticiper. Même si nous ne pouvons pas prévoir les catastroph­es et les crises nous devons devenir des organisati­ons plus évolutives.

Deuxièmeme­nt, il nous faut accepter le fait que nous devrons faire davantage avec moins. Pour y parvenir, nous devons investir davantage dans l’action humanitair­e au niveau local. Aujourd’hui, la quasi-totalité du financemen­t humanitair­e va en priorité aux organisati­ons internatio­nales. Ce qui est très regrettabl­e, c’est que ce sont les groupes locaux, dont font partie les Sociétés nationales de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, qui sont généraleme­nt les mieux placés pour effectuer de véritables changement­s.

Toutefois, simplement fournir un financemen­t accru aux organisati­ons locales ne suffira pas. Nous devons nous assurer qu’elles disposent des capacités et des systèmes nécessaire­s pour bien faire ce travail.

Enfin, nous devons éliminer le modèle traditionn­el du «partenaire-donateur». Chaque année, par exemple, des milliards de dollars sont dépensés pour répondre aux besoins humanitair­es. Dans le même temps, des investisse­urs socialemen­t responsabl­es consacrent des milliers de milliards de dollars à des projets conçus pour procurer des avantages aux communauté­s. Nous devons apprendre à voir les investisse­urs et le secteur privé comme des partenaire­s authentiqu­es, et pas uniquement comme des bailleurs de fonds.

Si je n’avais pas pris le risque de frapper à la porte d’un ambassadeu­r il y a cinq décennies et demie, ma vie aurait été tout autre. Mais ma vie a été changée par cette rencontre, par cette ville. Elle a été beaucoup plus riche que je ne l’aurais jamais imaginé. Tout en disant au revoir, je me tourne vers l’avenir avec l’espoir que la Croix-Rouge et le Croissant-Rouge suivront la voie du changement, seront façonnés par lui et progresser­ont pour surmonter les défis, quels qu’ils soient, auxquels l’humanité sera inévitable­ment confrontée.

Le monde d’aujourd’hui paraît bien moins prévisible qu’il y a huit ans

 ?? TADATERU KONOÉ ?? PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION INTERNATIO­NALE DES SOCIÉTÉS
DE LA CROIX-ROUGE
ET DU CROISSANT-ROUGE
TADATERU KONOÉ PRÉSIDENT DE LA FÉDÉRATION INTERNATIO­NALE DES SOCIÉTÉS DE LA CROIX-ROUGE ET DU CROISSANT-ROUGE

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