Le Temps

Le temps de la responsabi­lité

Le rappeur français chante l’amour éternel et la fin de la post-adolescenc­e. Un virage, dans sa carrière comme dans sa vie, pour les textes les plus touchants qu’il ait écrits

- PHILIPPE CHASSEPOT

Son débit monocorde un peu blasé lui donne certes des airs d’éternel adolescent, mais c’est surtout sa dégaine qui le trahit: une coupe de cheveux foisonnant­e et indiscipli­née, un bonnet qui refuse d’obéir aux lois de la gravité, et un ensemble streetwear qui ferait un tabac dans les cours d’école. Aurélien Cotentin, OrelSan à la scène, a 35 ans depuis cet été. L’âge où on peut encore s’habiller comme un gamin sans passer pour un vieux crabe qui livre une bataille perdue d’avance contre le temps qui coule. L’âge, également, où un rappeur a cessé d’être jeune. Ça tombe bien, lui aussi. La fête est finie, son troisième album solo, est sorti fin octobre. C’est son premier depuis 2011, après deux disques hilarants en duo avec son pote Gringe sous le nom Casseurs Flowters. Et il faut presque l’écouter en commençant par la fin pour mieux comprendre celui qu’il est devenu.

Avec «Paradis», une vraie chanson d’amour dédiée à celle qui partage sa vie. «Sept ans qu’on est amoureux depuis deux semaines», minaude-t-il, en avouant trouver ça «super mignon». Une vraie révolution culturelle pour celui qui a craché les punchlines les plus drôles ou agressives, c’est selon, envers la gent féminine: «C’est ma première chanson d’amour, et aussi la première tout au premier degré. Ma seule question, c’était: comment je vais faire pour que ça sonne pas totalement niais, tout en disant des choses naïves?» Une ambition quasi impossible à assouvir, au contraire du tout dernier morceau, «Notes pour plus tard». Une lettre à celui qu’il a été, un adieu déchirant à la post-adolescenc­e, presque effrayant de maturité: «T’as 16-17 ans, tu te crois intelligen­t juste parce que t’es passé d’un gosse qui jouait avec un bout de bois à celui qui commence à piger le monde. Mais c’est un peu plus compliqué que ça…»

Dit comme ça, il donne l’impression d’être heureux, presque soulagé que la fête soit enfin finie. «Je suis beaucoup plus épanoui qu’à une certaine époque, oui. L’album parle de ça: prendre ses responsabi­lités, arrêter de faire n’importe quoi. C’est encore les montagnes russes, ça marche par périodes, mais avant, chaque jour était une aventure.» Sa vie est désormais plus simple. Amoureux, donc, et son talent protéiform­e bien reconnu: sa plume, ses compositio­ns, mais aussi sa présence à l’écran et sa capacité à réaliser des films. Pour preuve Comment c’est loin, long-métrage de 2015 qui retrace ses années pré-célébrité. Un film rythmé, direct, comme ses textes le sont devenus au fil des années. Le concours de rimes et de neurones semble lui aussi terminé. «Je n’avais plus envie de forcément envoyer des gros couplets sur chaque chanson, de faire de la technique pour la tech- nique. Je trouve que dans le monde en général et dans la musique en particulie­r, on a de moins en moins de temps d’attention, moins envie d’écouter des trucs ultra-denses.»

D’où un album très réussi, et aussi bien plus accessible au plus grand nombre que toutes ses tentatives précédente­s. Il y avait de toute façon un vrai danger artistique à se laisser enfermer dans un personnage dépassé: «Parce que tu te galvaudes, et ça devient de moins en moins bien. Au bout d’un moment, il faut juste faire ce que tu ressens. Mon personnage de Bloqués [mini-série Canal + aujourd’hui disponible sur YouTube, ndlr] est feignant, célibatair­e, extrêmemen­t bête. Je l’ai été dans ma vie, mais ça ne m’intéresse pas de m’éterniser là-dessus.» Un rôle de compositio­n un peu misogyne aussi, qui nous oblige à le ramener vers ses premières polémiques: «Sale pute» et «Saint-Valentin», deux morceaux écrits voilà dix ans, et qui lui ont valu dès 2009 un procès pour «provocatio­n au crime». Deux textes à la fois durs, drôles et provocateu­rs, qui racontent la détresse rageuse de l’homme trompé et la consternan­te récurrence d’une fête des amoureux terribleme­nt ringarde.

Cent fois qu’il s’étend sur le sujet, avec un discours réflexe. Non, il n’en serait pas là si ces morceaux n’avaient pas existé. Oui, ses propos ont été mal interprété­s par des gens en manque de reconnaiss­ance médiatique. L’époque ne l’inquiète d’ailleurs pas plus que ça, malgré ses procès d’intention permanents, ses envies d’écriture inclusive et ses vagues de politiquem­ent correct: «Si j’avais perdu mes procès peut-être, mais comme je les ai gagnés, ça va [il a été définitive­ment relaxé en février 2016, ndlr]. Et je ne veux pas m’ériger en juge de l’actualité, tout finit par s’équilibrer je trouve. C’est juste buzz contre buzz, et puis ça se calme…»

Vrai qu’il existe plusieurs niveaux de lecture chez OrelSan. Sa chanson «Bonne meuf», par exemple, que certain(e)s pourront trouver sexiste, et qu’on jugera plutôt très féministe quand il dénonce l’enfer relatif de la célébrité (pour lui) comme celui de la beauté supérieure (pour les «bonnes meufs», donc). Son album tire tous azimuts et touche à chaque fois, de toute façon. Dans «Tout va bien», il explique le monde aux enfants par des mensonges doux et touchants. Ou «Défaite de famille», dont l’humour hardcore promet une prochaine réunion sous haute tension. Il n’est plus vraiment question de rap, mais de poésie urbaine. OrelSan se transforme en Desproges 2.0 et balaie le même spectre de sujets existentie­ls: le malaise des jeunes adultes, les nuages gris qui obstruent l’horizon, l’impossible sérénité des rapports homme-femme. Ses fulgurance­s gratuites ont quasiment disparu, mais on y a gagné un artiste majeur.

«Je suis beaucoup plus épanoui qu’à une certaine époque, oui. L’album parle de ça: prendre ses responsabi­lités, arrêter de faire n’importe quoi»

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