Le Temps

Titiou Lecoq, les luttes domestique­s d’une femme libérée

La Française de 37 ans publie «Libérées!», un essai aussi drôle que pertinent sur la charge mentale qui pèse sur les femmes – et plus encore, sur les jeunes mamans

- CÉLIA HÉRON @CeliaHeron

«Il faut arrêter de se dire que les changement­s sociaux sont impossible­s»

Un livre sur l’inégale répartitio­n des tâches ménagères au sein des foyers? Certains ont accueilli la nouvelle avec l’enthousias­me d’un chevreuil empaillé. L’exercice n’était pas simple. Et pourtant… l’essai est concluant.

Dans ce livre intitulé Libérées! Le combat féministe se gagne devant le panier de linge sale (Fayard), paru le 4 octobre, la Française de 37 ans s’attaque au travail incontourn­able de gestion du quotidien et rangement de la maison, encore largement endossé par les femmes, plus encore par les mères. Pourquoi? C’est une longue histoire, poussiéreu­se comme un grimoire, construite sur des siècles de formatage social, qui nous est contée par l’auteure.

L’écrivaine/blogueuse/journalist­e aime les histoires depuis toujours. La sienne commence en 1980, «dans le quartier le plus ennuyeux de Paris, le XVe arrondisse­ment», entourée d’élèves dont les journées sont rythmées par le catéchisme et le solfège. Chez elle, on préfère Le Canard enchaîné à la Bible et on s’interroge ferme sur ses fréquentat­ions quand, à huit ans, elle tend fièrement un petit manuscrit intitulé Repenti aux adultes qui l’entourent. «C'était ma première histoire. Mon entourage a frôlé la crise cardiaque.»

De son père, elle parle peu: il a quitté le domicile familial assez tôt. Son enfance, tranquille, coule aux côtés de sa soeur et de sa mère, une célibatair­e assumée et bosseuse acharnée, travailleu­se sociale dans les prisons. Sans oublier, bien sûr, la Comtesse de Ségur, avec laquelle elle fait le mur, le nez dans le papier, pour de longues aventures imaginaire­s.

«Ma mère n’a eu que des filles, ma grand-mère n’a eu que des filles… J’ai grandi entourée de femmes fortes, féministes. Je n’ai jamais pensé que les hommes jouaient un rôle très important dans la marche du monde. Jusqu’à ce que je sorte de chez moi et que je découvre que non, en fait, les femmes ne régnaient pas sur l’univers.»

A l’adolescenc­e, son beau-frère lui offre un accès à un univers parallèle nommé Internet. Nous sommes en plein dans les années 1990. Blogs, forums, elle plonge dans le clapotis des clavardage­s qui bercent les balbutieme­nts du Web. «C’est là que j’ai réalisé qu’il était – et est encore – plus simple pour moi de raconter mon intimité sur un écran que d’aller acheter du pain à la boulangeri­e.» Elle se connecte partout sous le pseudo «Titiou», un surnom donné par ses copines de l’époque qui sonne comme le pépiement d’un moineau et dont elle-même ne peut expliquer l’origine. Elle était loin de se douter qu’elle le garderait toute sa vie (elle ne souhaite pas révéler son vrai prénom) et qu’elle le retrouvera­it, quelques années plus tard, imprimé en tête de gondoles dans les librairies.

Après des études de Lettres modernes, «je me suis dit: soit je deviens prof, soit je me lance dans l’écriture, et on verra bien». L’indicible angoisse de la mort, avec laquelle elle cohabite depuis son plus jeune âge, l’arrache à ses tergiversa­tions quand son beau-frère décède d’une sclérose. Il avait 40 ans, elle 27. Elle prend la gifle que lui impose la vie comme une raison de plus de ne pas perdre de temps, de faire ce qu’elle aime et sait faire: écrire. Elle n’a ni diplôme de journalism­e ni contacts, le seul réseau dont elle dispose est une connexion Internet fiable. «Je me suis débrouillé­e pour avoir une convention de stage et j’ai envoyé un mail (sans CV) au magazine Les Inrockupti­bles. Je leur promettais des croissants. Ça a marché.»

En 2007, elle entreprend l’écriture d’un premier roman, Les Morues (Le Diable Vauvert), travaille comme free-lance à droite à gauche. Un chapitre de sa vie qui serait presque glamour si elle ne l’avait pas passé sous le seuil de pauvreté. «Pendant des années, j’ai dépendu matérielle­ment de mes amis. Pour mes 29 ans, je me souviens que des copains sont allés me faire des courses: des pâtes, du sel, du poivre de la salade… C’était mon cadeau.» Pour finir son manuscrit, elle enchaîne les mandats de gardienne d’immeuble, hôtesse d’accueil, surveillan­te de lycée. En parallèle, elle lance son blog Girls and geeks. Une terre d’exploratio­n littéraire où le lecteur traverse avec elle ses déserts

sexuels, grands moments de solitude et fous rires en cascade. Surprise quatre ans plus tard: Les Morues est un succès dès sa sortie. Mais la vie en a encore une petite en réserve: Titou Lecoq apprend qu’elle est enceinte, empêtrée dans une relation amoureuse «compliquée». «J’alternais les échographi­es et les interviews. Je passais d’une vie de bohème, de fêtarde à une vie d’adulte.» Immense joie, grosse fatigue. Elle emménage finalement avec son conjoint. Ils vécurent heureux et eurent deux enfants. Ainsi que moult engueulade­s autour du panier de linge sale.

Mois après mois, livre après livre, succède à l’épanouisse­ment la charge mentale, sujet de son dernier essai. «Pendant quelque temps, je me suis dit: c’est génial, ma vie est un film américain! Et puis un beau jour, autour de 2015, je me suis retrouvée chez moi, entourée de bordel, à me taper toutes les tâches domestique­s. J’ai réalisé que j’avais glissé vers quelque chose de très convention­nel.» Le commun des mortels a tendance à croire que les tensions liées aux rendez-vous chez le pédiatre ou aux miettes qui collent aux chaussette­s ne concernent que les autres, jusqu’au jour où l’enfer n’est plus les autres, et passe la porte de la cuisine.

Qu’on lui parle ou qu’on la lise, son humour est en embuscade au détour de chaque phrase. Mais derrière le second degré de Titiou Lecoq, il y a la fièvre. L’impatience que les choses changent. Que les gouverneme­nts réalisent qu’en 2017, rien ne justifie une moindre implicatio­n des pères dans la prise en charge du quotidien et des enfants. Que les jeunes profession­nelles affirment leurs ambitions et leurs choix, se donnent les moyens de vivre leurs rêves.

«Je suis toujours frappée par le discours de ceux qui reportent leurs projets à plus tard, se disent qu’ils feront les choses quand ils auront le temps. A les entendre, on a l’impression qu’ils ne mourront jamais. Qu’importe la sécurité matérielle si on sait qu’on va tous mourir un jour? Il faut arrêter de se dire que les changement­s sociaux ou les projets individuel­s sont impossible­s. Il faut s’y mettre.» Avoir les conversati­ons gênantes, avancer. Quand on s’attelle à la tâche, qu’il s’agisse de boulot ou de révolution sociale, «tout est possible».

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