Le Temps

La RTS muselée à Abu Dhabi

- FLORIAN DELAFOI @floriandel

Deux journalist­es ont été arrêtés alors qu’ils effectuaie­nt un reportage en marge de l’inaugurati­on du Louvre. Une détention vivement condamnée par les responsabl­es du service public, avec ce message: l’informatio­n a un prix

«Un Louvre du désert et de la lumière.» Le président français Emmanuel Macron ne tarissait pas d’éloges mercredi 8 novembre à l’égard du nouveau musée d’Abu Dhabi. Une inaugurati­on en grande pompe qui masque la part d’ombre de l’édifice couvert d’une dentelle de métal. Deux reporters de la RTS ont été arrêtés jeudi dernier en marge de l’événement. Le journalist­e Serge Enderlin et le cameraman Jon Bjorgvinss­on sont restés en garde à vue plus de cinquante heures, privés de tout moyen de communicat­ion. «Au pays du Louvre des sables, la liberté de la presse s’ensable», commente sur Twitter Philippe Mathon, rédacteur en chef de la chaîne française LCP.

Au moment de leur arrestatio­n, les deux reporters réalisaien­t des images en extérieur. «On s’est fait repérer par la police lors d’un tournage dans un marché en périphérie d’Abu Dhabi, où vivent des dizaines de milliers de travailleu­rs immigrés qui bâtissent ce pays dans des conditions éprouvante­s. On voulait simplement documenter leur vie», a raconté dimanche soir Serge Enderlin dans Mise au point, l’émission qui devait diffuser leur reportage.

Les autorités locales ont visiblemen­t peu apprécié cet intérêt pour l’envers du décor. Les interrogat­oires se sont déroulés au poste de police puis vraisembla­blement devant les services de renseignem­ent, selon les deux journalist­es. Leur matériel – caméra, ordinateur et disques durs – a été saisi. «Ils n’ont jamais levé la main sur nous, mais leurs interrogat­oires étaient durs et ont duré très longtemps», a précisé Jon Bjorgvinss­on. Certains pendant dix heures d’affilée. Une «guerre nerveuse» durant laquelle leurs téléphones ont été confisqués et fouillés.

Ils ont finalement été relâchés dans la nuit de samedi à dimanche, après avoir signé des aveux complets. «J’ai été un espion israélien, un espion du Qatar, un envoyé de Human Rights Watch qui documente depuis des années les abus sur ces travailleu­rs», a listé Serge Enderlin.

Le directeur de la RTS, Pascal Crittin, a vivement condamné la détention des deux reporters. «La @RadioTeleS­uisse condamne l’atteinte à la liberté de la presse dont ses journalist­es ont été victimes à Abu Dhabi», a-t-il twitté dimanche. Les messages de soutien se sont multipliés sur les réseaux sociaux. Sur Twitter, l’historien Charles Heimberg dénonce «les dessous honteux de l’ouverture du Louvre Abu Dhabi.» «Le vernis de la modernité des autorités d’Abu Dhabi n’a pas mis longtemps à craquer!» confirme @JocelyneLa­vign1. Et Darius Rochebin a remercié les internaute­s pour ces «pensées solidaires».

Pourtant, certains veulent y voir une forme de naïveté. «Cette région du globe est actuelleme­nt sous tension extrême, alors on ne fait pas n’importe quoi juste parce qu’on est des médias!» peut-on lire en commentair­e de la publicatio­n Facebook du présentate­ur du 19h30 de la RTS. «Ils ont une autorisati­on pour un documentai­re sur le Louvre et se retrouvent à filmer dans un marché de travailleu­rs venus du Pakistan. Faut pas s’étonner de la situation!» lance un internaute.

Une poignée de partisans de l’initiative «No Billag» s’empare également de l’histoire, tandis que les responsabl­es du service public brandissen­t l’argument de la liberté de la presse. «A quoi sert un média de service public? A oser faire des enquêtes qui dérangent le pouvoir, comme d’aller voir côté coulisses du nouveau Louvre à Abu Dhabi», souligne sur Twitter Magali Philip, journalist­e à la RTS. Traduction: l’informatio­n a un prix.

Les deux journalist­es de la RTS ont raconté dimanche leur calvaire sur le plateau de «Mise au point».

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(TWITTER.COM/RADIOTELES­UISSE)

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