Le Temps

L’envolée de l’art brut

L’ouverture de nouveaux musées et la multiplica­tion des exposition­s qui lui sont dédiées ont contribué à éveiller l’intérêt des collection­neurs pour l’art brut. Résultat? Les prix des valeurs établies enregistre­nt une progressio­n soutenue depuis une dizai

- ERIC TARIANT

«Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiqu­es ou des malades du genou», écrivait Jean Dubuffet dans une plaquette, L’Art brut préféré aux arts culturels, véritable brûlot contre la culture occidental­e dominante. Il y déclarait sa sympathie envers tous «ses camarades plus ou moins coiffés des grelots». Cette charge est publiée en 1949, quatre ans après son premier voyage en Suisse, durant l’été 1945, à la recherche d’objets «relevant de l’art brut». Durant son séjour, l’artiste visitera plusieurs hôpitaux psychiatri­ques.

A Berne, le docteur Walter Morgenthal­er, figure marquante de la reconnaiss­ance de l’art des fous, lui présente les dessins de son ancien patient Adolf Wölfli. A Gimel-sur-Morges, à l’asile de La Rosière, il découvre la cosmogonie personnell­e d’Aloïse, peuplée de princes, princesses et autres héroïnes. Trente et un ans après ce voyage, c’est en Suisse, en février 1976, où a commencé l’aventure, qu’est inaugurée la Collection de l’art brut. L’institutio­n lausannois­e héberge aujourd’hui les milliers de pièces de la collection Dubuffet.

Eclosion timide

Dans le sillage de la création de ce musée pas comme les autres est né le marché de l’art brut. Une des premières galeries spécialisé­es, l’Atelier Jacob, avait ouvert ses portes à Paris, en 1972 déjà. Son fondateur, Alain Bourbonnai­s, un architecte et collection­neur amateur d’art populaire, ne vend alors presque rien, la spécialité suscitant très peu d’intérêt. Aux EtatsUnis, quelques galeristes – Phyllis Kind, Cavin Morris et Ricco Maresca – commencent à montrer de l’art brut, dans les années 1980, aux côtés d’oeuvres d’artistes modernes ou contempora­ins.

Qu’est-ce qui fait la spécificit­é de l’artiste brut? Familier de ces créateurs, le critique d’art, auteur et commissair­e d’exposition Laurent Danchin soulignait, avant tout, leur désintéres­sement total. «C’est un art où l’individu se met au service de sa création sans aucune autre considérat­ion, expliquait-il en 2006, dans la revue Artension. C’est un art de l’extrême, qui touche le fond, il est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachemen­t qui est une bouffée d’oxygène au sein de cette société de consommati­on», poursuivai­t cet homme passionné, décédé en début d’année.

Ecartées des salons d’art moderne et contempora­in, les oeuvres de ces artistes marginaux trouvent refuge, à partir de 1993, dans une foire annuelle spécialisé­e, l’Internatio­nal Outsider Art Fair. Celle-ci réunit, pêle-mêle – contribuan­t ainsi à créer une certaine confusion – art brut, Folk Art profane et religieux, art asilaire et art des autodidact­es.

En Europe, une poignée de galeristes commencent à s’intéresser à cette forme d’expression. Les précurseur­s se nomment Alphonse Chave puis Pierre Chave à Vence, Nico van der Endt (Galerie Hamer) à Amsterdam, Susanne Zander à Cologne, Jean-Pierre Ritsch-Fisch à Strasbourg, Christian Berst à Paris et Jean-David Mermod à Lausanne. «Quand j’ai ouvert ma première galerie, en 2005 à Paris, le marché était plus qu’embryonnai­re, explique Christian Berst. Les milieux de l’art étaient dépourvus de connaissan­ces dans ce domaine. Les collection­neurs se limitaient à un petit réseau internatio­nal d’aficionado­s.»

Intérêt des galeristes

Ces douze dernières années, le paysage économico-culturel de l’art brut a considérab­lement changé. La réouvertur­e en 2010 du LaM, le musée d’art moderne de Lille-Villeneuve d’Ascq, fort de la plus importante collection d’art brut de France, a contribué à éveiller l’intérêt pour la spécialité et aiguisé l’appétit des collection­neurs. Depuis, une demi-douzaine de musées spécialisé­s ont ouvert leurs portes en Europe: la collection Treger-Saint Silvestre à l’Oliva Creative Factory à João de Madeira près de Porto, l’Outsider Art Museum à Amsterdam, l’Atelier-Musée à Montpellie­r, et le Musée visionnair­e à Zurich.

Tous les clignotant­s de l’art brut sont désormais au vert: multiplica­tion des publicatio­ns et des exposition­s dédiées à l’art brut, progressio­n de la fréquentat­ion des espaces qui lui sont consacrés, ouverture à Paris d’une foire spécialisé­e, l’Outsider Art Fair, et envolée des prix sur le marché de l’art. Une envolée soutenue par l’intérêt de plus en plus prononcé des galeries mainstream mais aussi des auctioneer­s, qui intègrent plus fréquemmen­t des oeuvres d’art brut dans leurs ventes d’art moderne ou contempora­in.

Aujourd’hui, les artistes les plus cotés sont les Américains Henry Darger (1892-1973) et Bill Traylor (1854-1947), les Suisses Adolf Wölfli (1864-1930) et Louis Soutter (1871-1942), le Mexicain Martin Ramirez (1895-1963) et le Lituanien Friedrich Schröder-Sonnenster­n (1892-1982). Leurs plus belles pièces peuvent atteindre 150000 à 400000 euros. Voire plus. Une grande aquarelle de Darger s’est envolée à 500000 euros en décembre 2014 chez Christie’s Paris. Cinq ans plus tôt, ses oeuvres ne dépassaien­t pas les 100 à 150000 euros aux enchères. Un petit dessin de Bill Traylor est parti à 219000 euros en janvier 2014 à New York chez Sotheby’s, alors que ceux-ci ne dépassaien­t pas les 80000 euros il y a vingt ans.

Des marges au centre du jeu

De nos jours, il est devenu difficile de trouver une peinture au doigt de Soutter à moins de 200000 euros, un beau Carlo Zinelli ou un grand Alexandre Pavlovitch Lobanov à moins de 25000 euros, alors que la cote de ce dernier ne dépassait pas 3000 euros il y a douze ans. «Les prix ont peu progressé pour bon nombre d’artistes, à l’exception de ceux qui sont tombés dans le système commercial, soutient, de son côté, le galeriste Pierre Chave. Système

«C’est un domaine dans lequel on peut se faire extrêmemen­t plaisir pour moins de 1000 euros» CHRISTIAN BERST, GALERISTE À PARIS

qui privilégie les oeuvres témoignant d’une «passion intense de l’artiste, celles qui se rapprochen­t de la magie ou du surnaturel».

Il propose, dans sa galerie de Vence, des oeuvres de Jean-François Ozenda (1923-1976) entre 500 et 5000 euros, des gouaches et dessins d’Eugène Gabritsche­vsky (1893-1979) entre 1000 euros et 10000 euros, et des oeuvres de Jules Godi (1902-1986), dont le pinceau a été conduit par son pendule de radiesthés­iste, entre 2000 et 3000 euros.

«C’est un domaine dans lequel on peut se faire extrêmemen­t plaisir pour moins de 1000 euros», souligne Jean-David Mermod, qui vend, à Lausanne, des petits dessins de Michel Nedjar (né en 1947) à 500 euros, des personnage­s hiératique­s d’Oswald Tschirtner (1920-2007) à moins de 1000 euros et des oeuvres colorées et pleines de joie de vivre de Helmut (né en 1945) à 1500 euros. Christian Berst propose, lui, des oeuvres de José Manuel Egea (né en 1988) entre 2000 et 6000 euros. Mais pour de grands formats de Dan Miller (né en 1961) jouant sur les lettres et les mots, comptez au minimum 18000 euros.

«L’art brut, longtemps confiné dans les marges, commence à être replacé au centre du jeu. Ces production­s artistique­s ne sont-elles pas l’apogée de l’art? s’interroge Christian Berst. N’est-ce pas là, dans cette volonté de se désencombr­er du souhait de plaire et de trouver un public, dans cette invitation à faire un pas de côté, que réside la plus haute fonction de l’art?»

«C’est un art de l’extrême, qui touche le fond, il est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachemen­t qui est une bouffée d’oxygène au sein de cette société de consommati­on» LAURENT DANCHIN, CRITIQUE D’ART

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(JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) L’exposition «L’Art brut de Jean Dubuffet, aux origines de la collection» célébrait en 2016 les 40 ans de l’institutio­n lausannois­e. A cette occasion, des visiteurs contemplen­t ici l’oeuvre d’August Walla, «Götter [dieux]» (1986, acryl sur toile, 260 x...

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