Bernard Nicod, le complot démasqué
Le roi de l’immobilier lausannois a alimenté le «corbeau» qui a dénoncé une pollution imaginaire dans le Gros-de-Vaud. Il est aujourd’hui sous enquête pour calomnie. Révélations sur une conspiration qui a mal fini pour ses instigateurs
Le promoteur lausannois est dans le viseur de la justice pour avoir alimenté une campagne de lettres anonymes contre son rival, le groupe Orllati
Le règlement de comptes est sans précédent dans le monde pourtant viril de l’immobilier vaudois. Le promoteur Bernard Nicod est sous le coup d’une enquête pénale pour avoir affirmé à l’Etat de Vaud qu’un de ses rivaux, le groupe Orllati, avait pollué systématiquement le sous-sol dans plusieurs sites où il opère. L’accusation, transmise solennellement à la conseillère d’Etat Jacqueline de Quattro, s’est révélée fausse.
Cet été, le groupe Orllati, qui a connu une ascension météorique en Suisse romande, a déposé plainte contre le flamboyant promoteur lausannois. En l’accusant d’avoir manipulé les autorités pour le déstabiliser.
Bernard Nicod est aussi au coeur de l’enquête sur le «corbeau» qui avait envoyé des lettres anonymes aux médias et aux autorités pour accuser l’entreprise Orllati de pollution. Dans cette affaire, le groupe Bernard Nicod a mandaté et payé un détective privé qui a effectué des filatures, des surveillances et des prélèvements d’eau censés prouver les pollutions. Les résultats des analyses ont été remis au «corbeau» par le directeur de la régie immobilière de Bernard Nicod. Ce cadre est désormais prévenu dans cette enquête. De même que le détective et l’auteur des lettres anonymes, un communicant et ancien journaliste qui travaillait entre autres pour Bernard Nicod.
Pour le promoteur, l’affaire est délicate. La justice vaudoise semble peu apprécier d’avoir dû ouvrir une enquête sur la base des accusations portées par Bernard Nicod, avant de constater qu’elles étaient sans fondement.
Elle a ensuite fait preuve d’ingéniosité pour démasquer l’auteur des lettres anonymes, repéré grâce à ses connexions sur le site de l’Etat de Vaud.
Un détective a reçu 60000 francs d’honoraires pour filer les camions du groupe Orllati
Le 13 décembre 2016, munie d’un bidon et d’une corde, la silhouette indistincte du détective M. s’agitait près d’un puits autour de Bioley-Orjulaz, dans la campagne vaudoise.
L’enquêteur privé était en mission avec un mandat précis: faire des prélèvements prouvant la pollution des eaux de la région par le groupe Orllati. Ce poids lourd de la construction et du terrassement est basé à Bioley, où il exploite sa plus grosse décharge de terres d’excavation.
Les prélèvements du détective M., basé dans la Riviera vaudoise, auraient dû rester secrets. Tout comme ses commanditaires. Mais Le Temps est en mesure de révéler que l’enquêteur travaillait pour Bernard Nicod SA, entreprise rivale d’Orllati dans l’immobilier.
Ses analyses d’eau, et d’autres allégations censées être compromettantes, ont été transmises au «corbeau» qui, entre novembre 2016 et mars 2017, a bombardé les médias et la classe politique vaudoise de lettres anonymes sur les méfaits environnementaux imputés au groupe Orllati.
Doté d’une plume acérée, le «corbeau», qui se présentait comme «lanceur d’alerte», est un ancien rédacteur en chef de 24 heures, l’écrivain et communiquant Fabien Dunand. Le directeur de la gérance immobilière de Bernard Nicod lui a transmis les éléments récoltés par le détective afin de s’en servir contre le groupe Orllati.
Comme un boomerang, la manoeuvre s’est retournée contre ses auteurs. Début 2017, la justice vaudoise a lancé une enquête de grande envergure pour identifier le «corbeau» et ses possibles associés. Elle a été baptisée «opération Cracoucass», en référence à l’oiseau hideux du sorcier Gargamel dans Les Schtroumpfs.
Voici le récit de cette enquête, qui a mis au jour l’un des plus incroyables complots politico-économiques à avoir secoué le canton de Vaud ces dernières années.
Pour abattre son rival, Bernard Nicod et son entreprise ont employé les grands moyens. Selon des documents auxquels Le Temps a eu accès, le détective M. a reçu quelque 60000 francs d’honoraires de Bernard Nicod SA pour filer, durant des centaines d’heures, les camions du groupe Orllati. Il a répertorié leurs plaques, noté leurs cargaisons, dans l’espoir de mettre au jour un trafic de terre polluée. Il a envoyé des drones filmer et photographier le site de Bioley. Il a fourni trois téléphones sécurisés pour permettre à ses commanditaires de communiquer entre eux.
La campagne occulte de Bernard Nicod contre son concurrent commence au printemps 2016. A ce moment-là, le promoteur lausannois est associé à la discrète famille Orllati, d’origine kosovare, dans un projet de prestige. La Tour des Cèdres à Chavannes-près-Renens, dans l’Ouest lausannois, est un monument végétalisé de 117 mètres de haut dont Bernard Nicod apparaît comme la figure de proue, mais dont les terrains appartiennent à plus de 70% au groupe Orllati.
Entre les deux partenaires, un conflit éclate sur la répartition des droits à bâtir. Des négociations ont lieu, sans succès. En mars, le conflit s’envenime: Avni Orllati, figure de proue du groupe familial, rafle une parcelle convoitée par Bernard Nicod. Pour ce dernier, c’est l’affront de trop.
C’est ainsi qu’entre en scène le détective M. Il travaille pour Bernard Nicod depuis quinze ans et agit parfois sous le pseudonyme de Dominique Peron. En mai 2016, Bernard Nicod le convoque dans son bureau pour enquêter sur de possibles pollutions du site de Bioley-Orjulaz. C’est du moins ce que le détective expliquera aux enquêteurs de l’opération «Cracoucass» lorsque ceux-ci l’interrogeront moins d’un an plus tard. Il précise aussi que Bernard Nicod tenait ses informations d’anciens employés du groupe Orllati.
Dans le procès-verbal de son interrogatoire, le 28 mars 2017, le détective reconnaît l’ampleur de sa mission de surveillance – filature de camions, prélèvements d’eau, drones. Il explique avoir été payé directement par le groupe Bernard Nicod. Mais il estime n’avoir rien fait d’illégal, son travail s’étant déroulé sur le domaine public.
Contacté par Le Temps, le détective ne fait aucun commentaire sur son rôle dans l’affaire. Même silence du côté du Ministère public vaudois, qui «ne s’exprime pas à ce stade de la procédure», indique le procureur général adjoint Franz Moos.
Quant à l’entreprise Orllati, son porte-parole Marc Comina s’est fendu de ce bref commentaire: «Le sort de ceux qui ont comploté contre le Groupe Orllati est entre les mains de la justice et mes clients n’entendent pas commenter publiquement des procédures en cours.»
A la fin du printemps 2016, le détective M. livre ses premiers résultats. L’offensive secrète contre le groupe Orllati peut monter d’un cran.
Au début de l’été, un groupe d’acteurs de l’immobilier et de la construction approchent Jacqueline de Quattro, la conseillère d’Etat vaudoise en charge de l’environnement. Ils lui remettent un épais dossier, qui reprend notamment les informations recueillies par le détective.
Il est question de traces de pollution découvertes sur place. D’anciens employés du groupe Orllati, présentés comme témoins, parlent de déchets de chantier enfouis sans autorisation. De faux bons de transport, utilisés pour masquer l’enfouissement illicite de terres polluées. D’amiante évacuée dans des conditions suspectes.
Mais il y a plus: le groupe Orllati est présenté comme une vaste entreprise criminelle, qui peut menacer la vie de témoins gênants. «Il était question de mafieux», confirme une personne au fait de la réunion.
Devant la police, le détective reconnaît que son travail – filature de camions, prélèvements d’eau, drones – a été payé directement par le groupe Bernard Nicod Bernard Nicod dans son bureau lausannois en janvier 2015.
Plainte pour calomnie
Qui sont les accusateurs présents à cette séance? Jacqueline de Quattro ne s’exprime pas «dès lors qu’une procédure pénale est en cours», indique son porte-parole Philippe Racine. Dans la dénonciation pénale qui sera faite par le canton après la réunion, il est simplement question d’acteurs de l’immobilier jouissant d’une certaine «notoriété».
Mais dans une plainte déposée cet été pour «calomnie», le groupe Orllati est plus précis. Il affirme que Bernard Nicod était présent à la réunion, accompagné de représentants des entreprises de construction Marti et Sotrag. Interrogé par Le Temps à ce sujet, Bernard Nicod n’a pas répondu, Marti et Sotrag non plus.
Alarmé par les informations des dénonciateurs, le canton saisit la justice. Le 27 septembre, d’imposantes forces de police cernent le site Orllati à Boley-Orjulaz et perquisitionnent. Des forages sont effectués, des classeurs de documents emportés. Les accusations de pollution systématique sont passées au crible. Mais on ne trouve pas de déchets enfouis sous les pistes pour camions, ni d’amiante ou de bons falsifiés.
«Quant aux quelques témoignages à charge transmis à l’appui de la dénonciation, dont la plupart émanent d’anciens collaborateurs qui sont ou ont été en litige avec le groupe Orllati et/ou qui travaillent désormais au service d’entreprises concurrentes, l’instruction a permis d’établir qu’ils étaient alternativement infondés, erronés, imprécis, ou dans le meilleur des cas invérifiables», explique la justice vaudoise dans son ordonnance de classement du 22 mai 2017.
Le «corbeau» attaque
L’affaire est pourtant loin d’être close. Car entre-temps, le «corbeau» s’est mis en branle. Le 26 novembre 2016, il adresse une première lettre signée «un lanceur d’alerte», qui révèle la perquisition à Bioley-Orjulaz. Et reproche aux autorités de ne pas en parler, alors qu’elles communiquent sur tout et n’importe quoi. Le courrier anonyme est envoyé aux médias et à Pierre-Yves Maillard, alors président du Conseil d’Etat vaudois.
Le 2 décembre et le 10 décembre, le dénonciateur anonyme récidive sous l’énigmatique en-tête «signe noir». Il dénonce la construction d’une plateforme de lavage des terres polluées à Bioley sans que le permis de construire soit entré en force. Une dalle a effectivement été construite avec l’aval de la commune, mais sans celui du canton, qui décide néanmoins de régulariser la situation. Le 11 janvier, le «corbeau» fustige Jacqueline de Quattro et ses services qui «ferment les yeux sur les agissements illicites de l’entreprise Orllati».
Trahi par son adresse IP
Le 31 janvier, le «lanceur d’alerte» sort l’artillerie lourde dans deux lettres envoyées aux médias et au conseiller d’Etat Pascal Broulis. «La nappe phréatique qui se trouve juste au-dessous de la gravière gérée par le groupe Orllati est gravement polluée», assène-t-il en se basant – ce que personne ne peut deviner alors – sur les prélèvements effectués par le détective M.
Le dénonciateur anonyme affirme que la santé des 15000 Vaudois alimentés en eau potable par la nappe de Bioley est en danger. Il fustige la passivité de Jacqueline de Quattro, affirmant au passage que le PLR vaudois est généreusement financé par le groupe Orllati.
C’en est trop pour la ministre de l’environnement. Attaquée, Jacqueline de Quattro dépose plainte contre l’auteur des lettres anonymes le 8 février 2017. L’enquête «Cracoucass» démarre, confiée au procureur Christian Buffat. Sa première mission: identifier le «cor-
beau». Pour ce faire, les enquêteurs ont une idée qui va se révéler payante. Dans l’un de ses courriers, le «lanceur d’alerte» a reproduit des pages du site internet du canton de Vaud traitant des eaux souterraines et de l’eau potable. Il suffit de retrouver, dans les serveurs de l’Etat, l’adresse des ordinateurs qui se sont connectés sur ces pages entre novembre 2016 et janvier 2017 pour le repérer.
Fin février, les enquêteurs tiennent un profil intéressant. Celui de Fabien Dunand, un ancien rédacteur en chef de 24 heures domicilié dans la campagne vaudoise.
Dans ses lettres, le «corbeau» avait montré un vrai sens de la formule et une capacité à se procurer des informations confidentielles, dont certaines venaient de l’administration cantonale. Autant de qualités qu’on pourrait attendre de cet ancien journaliste réputé brillant, fort bien introduit au sein de la droite vaudoise.
Le 13 mars, la police interpelle Fabien Dunand et perquisitionne son domicile. Conduit à la gendarmerie de la Blécherette, il admet être l’auteur des lettres anonymes. Mais selon un proche, sa bonne foi est totale: «Il a un fort sens de la justice, il estime que ce qui se passe avec le groupe Orllati n’est pas correct, cette espèce de toile d’araignée qui se met en place dans le canton.»
Peu importe l’enquête judiciaire qui blanchit le groupe basé à Bioley – pour le «lanceur d’alerte», c’est une preuve supplémentaire que les autorités sont de mèche. Fabien Dunand affirme qu’on ne l’a pas payé pour rédiger ses lettres et qu’il a agi dans l’intérêt public. S’il est resté anonyme, c’est pour pouvoir dénoncer autant que nécessaire, jusqu’à ce que les autorités réagissent, explique-t-il.
Joint ce mardi par Le Temps, Fabien Dunand nous a fait rappeler par son avocat, Elie Elkaïm. Celui-ci n’a pas répondu à nos questions, invoquant notamment les procédures judiciaires en cours contre son client.
Le mystère des initiales
Devant les enquêteurs, l’ancien rédacteur en chef est resté muet sur ses sources. Qui l’a incité à agir? Qui lui a donné les informations? Il ne l’a pas dit. Mais chez lui, la police a trouvé un téléphone portable rouge avec une carte SIM enregistrée sous le nom d’un tiers. Dans son répertoire, deux numéros désignés par des initiales qui correspondent à celles de Bernard Nicod («BN») et du directeur de sa gérance immobilière.
Interrogé le 28 mars 2017, ce cadre se révèle un acteur central de l’affaire. C’est lui qui fait le pont entre le détective M. et le «corbeau». Il admet avoir mandaté et payé l’enquêteur privé pour faire des prélèvements d’eau à Bioley-Orjulaz à l’automne 2016, peu avant que le «corbeau» s’en serve dans ses lettres. Bernard Nicod était au courant des mandats donnés au détective, mais ne suivait l’affaire que de loin, assure-t-il.
Le directeur de la gérance reconnaît aussi avoir rencontré Fabien Dunand et lui avoir remis les informations du détective lors de rendez-vous organisés à Chailly et Epalinges. Mais il assure qu’il ignorait ce qu’il allait en faire. Le cadre de Bernard Nicod affirme même avoir découvert avec un certain malaise les lettres du «corbeau» lorsqu’elles ont commencé à circuler.
Le directeur conteste enfin toute campagne de diffamation visant le groupe Orllati. Fabien Dunand n’était pas payé, confirme-t-il. Ce qui importait, c’était d’alerter la population sur une éventuelle pollution des eaux qui pouvait toucher les locataires de Bernard Nicod dans le Gros-de-Vaud. L’avocat du directeur, Jérôme Bénédict, n’a pas répondu aux questions du Temps sur l’affaire.
Bernard Nicod et le «corbeau»
Reste, à ce stade, un point fondamental. Quelle est la responsabilité de Bernard Nicod dans ces agissements? Selon nos informations, le promoteur n’a pas été entendu dans l’enquête sur le «corbeau», l’opération «Cracoucass». Il n’est pas prévenu dans cette procédure, contrairement au directeur de sa gérance. En revanche, Bernard Nicod est prévenu dans une enquête distincte, ouverte sur la base de la plainte déposée par le groupe Orllati pour calomnie.
Il faut dire que le roi de l’immobilier lausannois apparaît à des jonctions cruciales de l’affaire. C’est lui qui a mandaté le détective privé M. pour faire les prélèvements à Bioley-Orjulaz. Bernard Nicod a aussi utilisé les cartes SIM sécurisées remises par l’enquêteur privé pour communiquer à ce sujet avec son directeur et avec Raymond Moinat, patron de l’entreprise Sotrag, un concurrent du groupe Orllati. Enfin, Bernard Nicod connaissait le «corbeau»: Fabien Dunand avait assuré la communication du projet de la Tour des Cèdres à ses débuts.
Contacté par Le Temps, Bernard Nicod a répondu à nos questions par un courrier aussi bref qu’énigmatique: «Ça fait deux ans que vous auriez dû me parler de cette affaire, vous ne l’avez pas fait. J’ai peine à comprendre l’urgence de ce jour.»
Ambiance chargée
Que va-t-il se passer désormais? L’auteur des lettres anonymes, Fabien Dunand, semble déterminé à se défendre jusqu’au bout. Selon un proche, «il veut se battre et démontrer la vérité de ce qu’il affirme devant les tribunaux». Son avocat Elie Elkaïm veut faire récuser le procureur Christian Buffat, qui selon lui a classé trop vite les accusations contenues dans ses lettres. Cette demande est aujourd’hui pendante devant le Tribunal fédéral.
Le rôle des entreprises Marti et Sotrag, deux poids lourds du génie civil et du terrassement dans le canton de Vaud, doit encore être éclairci. Ont-elles poussé leurs employés à témoigner contre le groupe Orllati? Si oui, pourquoi? Contactées par Le Temps, aucune des deux entreprises n’a réagi. Un courriel adressé au patron de Sotrag, Raymond Moinat, est resté sans réponse.
Le 6 décembre, à Bioley-Orjulaz, le groupe Orllati inaugurera sa plateforme de lavage des terres polluées, qui avait suscité la vindicte du «corbeau». Les élus locaux, députés du Gros-de-Vaud ou syndics des communes voisines, ont été invités à la cérémonie. Plusieurs d’entre eux ont été destinataires des lettres anonymes du «lanceur d’alerte».
Autant dire que l’événement se déroulera dans une ambiance chargée. Mais ce sera peut-être l’occasion pour le groupe et la région de mettre l’affaire derrière eux. En attendant ce qui s’annonce comme un procès particulièrement intéressant. En Suisse, la calomnie, la dénonciation calomnieuse et l’induction de la justice en erreur sont toutes passibles, au maximum, de 3 ans de prison.
«Le sort de ceux qui ont comploté contre le Groupe Orllati est entre les mains de la justice»