Le Temps

Sédentaire­s et nomades

- JOËLLE KUNTZ

IL ÉTAIT UNE FOIS Un parent né et demeuré en Franche-Comté m’a déclaré que même chômeur, il ne pourrait envisager d’aller travailler dans un autre pays. «Partir, rester loin des miens, non, ce serait trop dur.» Son irrévocabl­e attestatio­n de sédentaire est pour moi la borne mentale de la réflexion sur la libre circulatio­n: ne s’arrache pas qui veut à sa terre.

La mobilité et la mixité grandissan­tes sont culturelle­ment valorisées

comme supplément­s de compétence humaine. Elles font oublier que l’immobilité reste le vécu dominant dans la plupart des pays. La sédentarit­é est au fondement de l’organisati­on politique, de la carte électorale, des moeurs et des coutumes. Le fait sédentaire commande au fait nomade. Ceux qui ne partent pas ont le monopole du jugement sur ceux qui viennent ou s’en vont. Gardiens des clés de la cité, ils ont le pouvoir sur les portes. C’est au kilomètre zéro de la mobilité, dans la «patrie», que s’élabore le droit de la migration. Il s’ensuit qu’il n’est pas résolument favorable aux migrants. Un soupçon le hante: que les «pas d’ici» en viennent à subvertir l’ici. Plus ou moins aigu selon les pays et les époques, il influence les politiques territoria­les.

Les migrants sont ainsi confrontés aux appréciati­ons, préjugés et décisions des sédentaire­s.

Ils s’y adaptent comme ils peuvent. Deux témoignage­s apportés la semaine passée au colloque annuel de la Commission fédérale des migrations en rendent compte. Le cinéaste Samir, auteur d’Iraqi Odyssey (2014), évoquait les trois génération­s de sa lignée irakienne déplacée par la colonisati­on ou la guerre. La fuite et l’exil ont été son lot. Méfiance et racisme l’ont accompagné­e, antipathie spontanée subie comme un phénomène ordinaire et inévitable. La précarité économique a été la règle, la réussite jamais définitive, la ruine jamais totale. Des vies dures, incertaine­s, difficiles à imaginer pour les sédentaire­s qui en écoutent le récit mais normales pour Samir, naturalisé Suisse avec l’histoire de l’Irak sur son dos. «J’ai vécu l’exil comme une aventure», déclare-t-il. Il a l’âge des grandes migrations politiques de l’après-Seconde Guerre mondiale. Il en parle politiquem­ent, froidement, comme si les épreuves émotionnel­les infligées par la loi et le regard des sédentaire­s étaient sa part d’homme du XXe siècle, la part privée, sans commentair­e.

Le sociologue français Nasser Tafferant faisait ressortir quant à lui les tourments quotidiens des travailleu­rs frontalier­s

dans le canton de Genève: hostilité latente des douaniers, insécurité économique, isolement social, fatigue des longs trajets, etc. La frontière administre en toute rigueur sa palette d’instrument­s de triage: Suisses et Français ont beau partager un lieu de travail, Genève, ils ne sont pas les mêmes et n’ont pas vocation à le devenir. Les premiers dictent aux seconds leurs conditions d’accès et leurs perspectiv­es de carrière. La porte pouvant se refermer comme elle s’est ouverte, la concurrenc­e est forte parmi les frontalier­s. Tafferant a remarqué que ceux-ci produisent à leur tour, entre eux, des frontières symbolique­s: venir de Chambéry (114 km) paraît moins digne du statut de frontalier que venir d’Annemasse (10 km). Au-delà de la cuvette historique du «Genevois», on ne mérite plus vraiment d’appartenir au club privilégié des détenteurs du permis G.

Ainsi vont les pesanteurs frontalièr­es,

on

est toujours l’étranger de quelqu’un.

Il y a beaucoup plus de personnes déplacées aujourd’hui que du temps où Samir est venu en Suisse.

Beaucoup plus de frontalier­s aussi, la libre circulatio­n étant passée au rang de principe pour les ressortiss­ants des Etats de l’Union européenne. Des population­s entières déambulent, en fuite, en quête, en voyage, nomades de gré ou de force. Elles n’ont de droits que ceux que leur accordent les sédentaire­s, propriétai­res exclusifs et hautains de la dispensati­on des visas.

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