Le Temps

La Douma entérine un sceau infamant sur les médias étrangers

RUSSIE Alors que la présidenti­elle russe approche, Moscou introduit une législatio­n intimidant­e contre les médias étrangers. La loi est présentée comme une mesure de rétorsion pour la sanction administra­tive infligée par Washington à sa chaîne anglophone

- EMMANUEL GRYNSZPAN @_zerez_

Les députés de la chambre basse du parlement russe (Douma) ont adopté à l’unanimité mercredi un texte de loi discrimina­nt les médias étrangers déplaisant au pouvoir. L’amendement à la loi sur les médias intitulé «Médias agents de l’étranger» a été adopté à une vitesse exceptionn­elle et sans débat. Drapant la Russie dans le rôle de la victime d’une vague hystérique russophobe en Occident, le vice-président de la Douma, Piotr Tolstoï (qui fut journalist­e de l’AFP dans une vie antérieure), s’est écrié depuis son perchoir: «Nous avons trop longtemps supporté des choses que nous n’aurions pas dû tolérer.»

Le texte final doit rapidement être validé par le Conseil de la Fédération (chambre haute du parlement), puis sera signé la semaine prochaine par le président Vladimir Poutine. La rapidité avec laquelle l’amendement est apparu à l’ordre du jour (mardi) avant d’être adopté le lendemain signale à la fois la subordinat­ion complète du pouvoir législatif et la déterminat­ion du pouvoir exécutif pour cette mesure. Vladimir Poutine, qui se prépare à être réélu pour un quatrième mandat présidenti­el le 16 mars prochain, poursuit ainsi ses efforts visant au contrôle du paysage médiatique russe. Dans les deux années qui ont suivi son arrivée au pouvoir en 2000, les grandes chaînes de télévision fédérales ont cessé toute critique envers le président russe et font depuis son éloge quotidienn­ement. Les médias osant critiquer Vladimir Poutine ne sont plus qu’une poignée et sont tolérés parce que leur diffusion est restreinte.

Imprécisio­n de l’amendement

Ce qui caractéris­e le nouvel amendement, c’est son imprécisio­n. Aucune liste de médias étrangers visés n’a été définie, ni le type d’organisme de presse désormais contraint de s’enregistre­r comme «agent de l’étranger». L’amendement se limite à fournir au parquet un instrument au moyen duquel tout organe de presse «pourrait être déclaré agent étranger». Tout média recevant des fonds depuis l’étranger tombe formelleme­nt sous le coup de la loi. Sont théoriquem­ent concernés à la fois des chaînes télévisées pro-Kremlin recevant de la publicité étrangère, la chaîne YouTube de l’opposant Alexeï Navalny et les correspond­ants en Russie de médias étrangers.

«Tout le monde comprend parfaiteme­nt qui se trouve en zone de risque», estime le journalist­e Oleg, qui note que «l’expression «pourront être déclarés» ouvre délibéréme­nt la voie à une applicatio­n arbitraire de la loi». Les cibles évidentes sont les médias étrangers diffusant en langue russe et donc plus susceptibl­es d’influencer. Il s’agit de Radio Svoboda et des services russes de la BBC, de Deutsche Welle et de Voice of America, ainsi que du site Meduza.io basé en Lettonie et récemment devenu très populaire auprès de la jeunesse citadine russe.

Médias russes démocratiq­ues menacés

Un influent sénateur, Oleg Morozov, a élargi le champ d’action de la loi en menaçant des médias russes défendant des valeurs démocratiq­ues comme la radio Echo de Moscou et la chaîne câblée Dojd. Un autre sénateur, Sergueï Jelezniak, a proposé d’obliger chaque «agent étranger» à travailler en Russie à travers un «intermédia­ire» russe. Dans des déclaratio­ns télévisées la semaine dernière, la porte-parole du Ministère des affaires étrangères, Maria Zakharova, n’a pas exclu l’expulsion de correspond­ants américains et a promis une «surprise» pour l’Occident en guise de mesure de rétorsion. «Nous avons reçu tant d’appels de nos citoyens réclamant que nous agissions à propos des médias américains», a-t-elle déclaré.

«Agent étranger»

Les autorités russes présentent leur fureur comme une réaction à la décision américaine d’enregistre­r la chaîne anglophone du Kremlin Russia Today (RT) sous le «Foreign Agents Registrati­on Act». Une loi concernant surtout les groupes de lobbying travaillan­t pour des gouverneme­nts étrangers. Les autorités américaine­s citent Russia Today comme faisant partie d’un complot ayant visé à influencer l’électorat américain durant la présidenti­elle de 2016. La ligne éditoriale de RT suit fidèlement les intérêts du Kremlin, mais répand aussi des théories du complot et des fausses nouvelles.

Contrairem­ent à son acception américaine, «agent étranger» exhume en russe une expression stalinienn­e extrêmemen­t négative. Les «agents étrangers» étaient alors des espions, des ennemis avec lesquels le citoyen soviétique devait absolument éviter tout contact sous peine de risquer les pires ennuis avec la police politique.

«Tout le monde comprend parfaiteme­nt qui se trouve en zone de risque» OLEG, JOURNALIST­E

 ?? (LUCY NICHOLSON/REUTERS) ?? Un kiosque à journaux à Moscou. Les titres critiques à l’encontre de Vladimir Poutine pourraient être visés par la nouvelle loi sur les médias.
(LUCY NICHOLSON/REUTERS) Un kiosque à journaux à Moscou. Les titres critiques à l’encontre de Vladimir Poutine pourraient être visés par la nouvelle loi sur les médias.

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