Le Temps

Comment l’ATP tente de promouvoir les nouveaux talents du tennis

Malgré la victoire de Grigor Dimitrov sur David Goffin au Masters, l’ATP mise davantage sur la génération suivante, celle des 18-21 ans, pour succéder à Roger Federer et Rafael Nadal

- LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

Pour la première fois dans l’histoire du Masters, la finale de l’édition 2017, remportée dimanche soir à Londres par le Bulgare Grigor Dimitrov devant le Belge David Goffin (7-5 4-6 6-3), opposait deux joueurs n’ayant jamais disputé la moindre finale de Grand Chelem.

Dimitrov (26 ans) et Goffin (27 ans) font partie avec d’autres (le Canadien Milos Raonic, le Japonais Kei Nishikori, l’Australien Nick Kyrgios) de ce que l’on considère à tort ou à raison comme une génération perdue, sacrifiée ou gâchée, qui n’incarne toujours pas le présent du tennis et a peu de chance d’en figurer un jour le futur.

L’avenir de son sport, l’ATP l’avait réuni une semaine plus tôt à Milan pour une version M23 du Masters, rebaptisée Next Gen Finals (génération suivante). Les participan­ts étaient le Canadien Denis Shapovalov (18 ans, 51e mondial), les Russes Andreï Rublev (20 ans, 39e), Karen Kachanov (21 ans, 45e) et Daniil Medvedev (21 ans, 65e), le Croate Borna Coric (21 ans, 48e), l’Américain Jared Donaldson (21 ans, 54e), le Coréen Hyeon Chung (21 ans, 59e) et l’Italien Gianluigi Quinzi (21 ans, 305e, wild card). Il manquait l’Allemand Alexander Zverev, 20 ans, déjà 4e mondial et qualifié pour le vrai Masters, celui de Londres.

Tâche plus ardue pour les jeunes

On a beaucoup épilogué sur les innovation stestées du 7 a u 12 novembre à Milan – sets en quatre jeux gagnants, suppressio­n du «let», arbitrage électroniq­ue des lignes, 25 secondes maximum pour servir – au point d’oublier l’essentiel, ce pour quoi cette épreuve avait été montée: mettre en valeur la jeune génération. L’aider, y compris financière­ment, à prendre le pouvoir. La pousser à prendre la suite des Federer, Nadal, Djokovic et Murray, puisque celle des Dimitrov a échoué à le faire.

«C’est une bonne chose que les meilleurs joueurs se maintienne­nt au sommet, mais cela rend plus ardue la tâche des jeunes, constatait Chris Kermode, président de l’ATP en octobre 2016, au moment de la création des finales Next Gen. Avant, les meilleurs passaient facilement des juniors aux seniors, mais maintenant, cela prend plus de temps.» Quatre ans et huit mois pour entrer dans le top 100, selon une étude de l’ATP réalisée en 2014. Et le top 10, avant la cascade de blessures qui s’est abattue cette saison, dépassait allègremen­t la trentaine.

«L’ATP a compris que la dépendance au duo Federer-Nadal était dangereuse, estime Lionel Maltese, économiste du sport, maître de conférence­s à Aix-Marseille Université et professeur à l a Kedge Business School. La problémati­que à laquelle doit faire face l’ATP est unique dans l’histoire du sport. Federer et Nadal sont à la fois des légendes et les meilleurs joueurs actuels. Ils sont l’histoire du tennis et son présent. Et tant qu’ils seront là, ils vont aspirer tout l’intérêt du public, tout l’argent des sponsors, toute l ’attention des médias. Pour bien connaître le milieu et ses tarifs, je peux vous dire que faire venir Roger Federer coûte plus cher aujourd’hui qu’à l’époque où il était numéro 1 mondial.»

Comme Batman et Superman

Exister à côté de ces monstres sacrés, c’est comme vouloir sortir dans les salles de cinéma un film d’auteur en même temps que deux blockbuste­rs. «Les gens préfèrent aller voir une exhibition avec Federer et Nadal qu’un vrai match entre deux joueurs moins connus, constate Lionel Maltese, qui travaille depuis une quinzaine d’années au développem­ent du tournoi ATP Open 13 de Marseille. Ils sont comme Batman et Superman. Mais je peux vous garantir que tout le monde ne les aime pas. Les organisate­urs des tournois où ils ne s’inscrivent pas sont dégoûtés, et il y en a beaucoup puisqu’ils jouent de moins en moins.»

L’ATP a signé avec Milan pour quatre éditions supplément­aires des Next Gen. Au milieu des années 1980, une compétitio­n équivalent­e, le Tennis World Young Masters, avait été créée pour répondre à un besoin similaire: préparer l ’après- Borg- ConnorsMcE­nroe. Boris Becker la remporta même deux fois dans la même année 1986: en janvier à Berlin-Ouest puis à Stuttgart en décembre. «Tout était organisé autour de Becker et pour Becker, se souvient, amusé, l’ancien joueur suédois Jonas Svensson, finaliste à Stuttgart.

Marc Rosset outré

Son vainqueur, «Boum Boum» Becker, avait gagné 30000 dollars. Trente ans plus tard, le Sud-Coréen Hyeon Chung, aucun titre ATP, a quitté Milan avec un chèque d’un montant treize fois supérieur (390 000 dollars). Autant que Federer (sans les primes) pour sa victoire à Bâle. «Pour moi, donner 1,5 million de dollars [1,275 précisémen­t] de prize-money à des types classés entre la 30e et la 50e place mondiale ne se justifie pas, s’emporte Marc Rosset. Cela me choque, cet argent serait mieux investi dans la revalorisa­tion des tournois Challenger­s.»

«Il ne faut pas sous-estimer l’aspect financier du problème, soulignait Roger Federer en marge du tournoi de Bâle. Pour concurrenc­er les meilleurs joueurs, ces jeunes ont besoin de monter un team performant autour d’eux. Et cela coûte cher.» Jonas Svensson n’est pas d’accord: «Et lui, Roger, comment est-il arrivé au sommet? A ses débuts, il n’avait que son entraîneur, Peter Lundgren, et un préparateu­r physique à mi-temps, Pierre Paganini. Cela ne l’a pas empêché de devenir le meilleur. Je crois que c’est un faux problème.»

Peut-être… Peut-être aussi que les temps ont changé. En 1986, Svensson, 20 ans, était déjà 22e mondial. Boris Becker, 19 ans, avait remporté deux fois Wimbledon. «Borg, McEnroe, Sampras, Federer, Nadal, tous les grands champions ont remporté leur premier titre du Grand Chelem jeunes, souligne Marc Rosset. Une star ne se construit pas petit à petit. Elle arrive et s’impose aux autres.» Et ne disparaît que lorsqu’elle est éclipsée par une nouvelle étoile, plus jeune, plus brillante.

Les agents à la chasse

Les jeunes joueurs engagés à Milan sont déjà chassés par les agents, les marques et les organisate­urs de tournois. L’épreuve était d’ailleurs soutenue par des sponsors conséquent­s (Peugeot, Emirates, Rado, Head, Technifibr­e, Lotto). «Cette nouvelle génération a quelque chose que sa devancière n’a pas, note Lionel Maltese. Elle ne craint pas les Federer et Nadal, elle joue sans complexe. A Marseille, on préfère faire venir ces gars-là qu’un Dimitrov qui est quand même un peu le Federer du pauvre.»

Nouveaux marchés à conquérir

D’autres font le même calcul. Peugeot, très présent dans le tennis, a déjà signé Zverev, également sous contrat avec Adidas. Denis Shapovalov, révélation du dernier US Open, porte une tenue Nike et une montre TAG Heuer. A Bâle, à l’annonce du forfait de Rafael Nadal, c’est lui, et non Cilic ou Goffin, que les organisate­urs ont promu en tête d’affiche du «Super Monday».

Ces nouveaux joueurs ont aussi le mérite d’être Russes, Américains, Allemands, Chinois ou Coréens. Des marchés autrement plus porteurs que la Serbie, l’Ecosse, la Suisse ou l’Espagne. «Avec eux, l’ATP peut prospecter des régions prometteus­es, promouvoir des styles de joueurs plus variés et développer de nouveaux supports», conclut Lionel Maltese. Pour la première fois, les Next Gen Finals étaient diffusées sur Amazon. Un nouveau monde.

Exister côté de ces monstres sacrés, c’est comme vouloir sortir un film d’auteur en même temps que deux blockbuste­rs

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(MARCO BERTORELLO/AFP) Le Sud-Coréen Hyeon Chung (59e rang mondial), victorieux au Next Gen Finals, à Milan, a empoché 390 000 dollars.

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