Le Temps

L’antispécis­me: un nouveau nihilisme

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

L’a ntispécis me s e démultipli­e, envahit les médias, s’invite sur la voie publique dès que la cause animale semble menacée. L’idée n’est pas nouvelle: rameau de l’arbre écologiste, elle a trouvé ses premiers théoricien­s dans les années 1970, notamment sous la plume de l’Australien Peter Singer.

L’antispécis­me se considère comme un prolongeme­nt naturel de la lutte contre les discrimina­tions, comme si le combat pour les droits de l’homme devait trouver son aboutissem­ent logique dans le devoir de ne pas imposer à un animal ce qu’on estimerait immoral d’infliger à un humain. Dans un récent numéro du Temps, la philosophe québécoise Valéry Giroux se refusait en effet à discrimine­r l’animal, riche d’une sensibilit­é qui ne permet en rien de le reléguer à un rang inférieur aux mammifères «pensants». Toutes les espèces se valent, aucune hiérarchie entre elles n’est philosophi­quement tenable.

Les arguments avancés pour contrer l’antispécis­me sont connus. N’évoquons que la question juridique, qui suffit à disqualifi­er une revendicat­ion déconnecté­e du réel: alors que l’on débat sur la responsabi­lité du robot, qu’en sera-t-il de l’animal? Car l’antispécis­me veut extirper l’animal de sa condition pour en faire quelque chose d’autre… Mais qui sera responsabl­e du chien qui agresse un passant? Devrons-nous réinventer les procès pour animaux dont le Moyen Age était friand? A quels droits nouveaux pourront-ils se référer?

Mais le problème principal est ailleurs et nous oblige à revenir à la question fondamenta­le des droits de l’homme. Dans leur définition actuelle, qui pose comme axiome leur universali­sme, n’en viennent-ils pas à nier l’individu, à l’extraire de son contexte, de son historicit­é? Absorbés dans le mouvement postmodern­e qui, en abolissant les frontières de toutes sortes, a «essentiali­sé» l’individu dans un carcan générique uniforme, ils ont extirpé l’individu de sa lignée historique. Il n’est considéré que dans une unicité inaltérabl­e qui aurait réjoui l’anarchiste Max Stirner au XIXe siècle. C’est le problème du développem­ent durable, qui bouleverse le rapport au passé: celui-ci est rejeté car malfaisant, le futur est contesté car porteur d’un progrès dangereux et le présent est appelé à se répéter à l’infini, linéaireme­nt. Le temps est biffé: les historiens ont dénoncé cette vision de l’humanité sous le nom de «présentism­e».

L’antispécis­me réduit l’humain à son animalité, lui déniant tout droit à se placer à un niveau de protection spécifique

La différence étant niée au profit d’une reconnaiss­ance abstraite de toutes les différence­s, comment dès lors tolérer encore une séparation qui ne peut être qu’arbitraire entre l’homme et l’animal? Voilà le credo des antispécis­tes. Pourquoi stopper le processus égalitaris­te? Toute limite une fois anéantie, l’histoire renvoyée à une série d’événements anecdotiqu­es et sans lien entre eux, la confusion entre l’humain et l’animal arrive à son terme. Mais ce développem­ent, logique vu ses prémisses, s’avère évidemment déstabilis­ant pour une société qui, tout à sa foi antidiscri­minatoire, n’avait rien vu venir: d’où les hauts cris qui ont jailli lorsqu’un désormais ancien conseiller national écologiste argovien a comparé les abattoirs à l’holocauste. Il est dommage que cette question n’ait trouvé son épilogue, à savoir la démission du concerné, qu’à travers les hurlements odieux des réseaux sociaux, car le fond de la question a été à peine effleuré.

Si ériger les droits humains au rang de nouvelle morale officielle recèle un potentiel d’abus important, il est évident que leur traduction, après les drames du nazisme et du communisme, dans l’antiracism­e ou l’antisexism­e constitue une conquête majeure. Mais y englober de fait le monde animal ne risquet-il pas, en définitive, de discrédite­r ces droits de l’homme dont les antispécis­tes se réclament pourtant? L’antispécis­me réduit l’humain à son animalité, lui déniant tout droit à se placer à un niveau de protection spécifique. Empli du message postmodern­e voué à la déconstruc­tion de ce qui a pu accompagne­r l’espèce humaine dans son évolution, avec ses grandeurs et ses horreurs, l’antispécis­me ne relativise-t-il pas en définitive l’être humain lui-même?

Car on laisse entendre que l’humain n’est qu’une espèce parmi d’autres. Pourquoi alors se battre contre le racisme? Comment justifier les valeurs qui créent l’humanité? On voit aujourd’hui le péril: à force de couper l’humain de ses racines, on l’incite à les rétablir, même de façon maladroite. Nier les différence­s ne crée pas un Tout organique et irénique. L’universali­sme aseptisé et moralisate­ur nourrit la frustratio­n. La mondialisa­tion ne peut être accusée de tout… Le respect se construit dans la reconnaiss­ance réciproque de la différence, des différence­s. Pourquoi s’intéresser à autrui s’il ne vaut pas plus qu’un animal? La loi protège les animaux et c’est juste. Ne la transformo­ns pas en une annexe des droits de l’«homme»… à moins que le robot ne règle un jour la question!

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