L’antispécisme: un nouveau nihilisme
L’a ntispécis me s e démultiplie, envahit les médias, s’invite sur la voie publique dès que la cause animale semble menacée. L’idée n’est pas nouvelle: rameau de l’arbre écologiste, elle a trouvé ses premiers théoriciens dans les années 1970, notamment sous la plume de l’Australien Peter Singer.
L’antispécisme se considère comme un prolongement naturel de la lutte contre les discriminations, comme si le combat pour les droits de l’homme devait trouver son aboutissement logique dans le devoir de ne pas imposer à un animal ce qu’on estimerait immoral d’infliger à un humain. Dans un récent numéro du Temps, la philosophe québécoise Valéry Giroux se refusait en effet à discriminer l’animal, riche d’une sensibilité qui ne permet en rien de le reléguer à un rang inférieur aux mammifères «pensants». Toutes les espèces se valent, aucune hiérarchie entre elles n’est philosophiquement tenable.
Les arguments avancés pour contrer l’antispécisme sont connus. N’évoquons que la question juridique, qui suffit à disqualifier une revendication déconnectée du réel: alors que l’on débat sur la responsabilité du robot, qu’en sera-t-il de l’animal? Car l’antispécisme veut extirper l’animal de sa condition pour en faire quelque chose d’autre… Mais qui sera responsable du chien qui agresse un passant? Devrons-nous réinventer les procès pour animaux dont le Moyen Age était friand? A quels droits nouveaux pourront-ils se référer?
Mais le problème principal est ailleurs et nous oblige à revenir à la question fondamentale des droits de l’homme. Dans leur définition actuelle, qui pose comme axiome leur universalisme, n’en viennent-ils pas à nier l’individu, à l’extraire de son contexte, de son historicité? Absorbés dans le mouvement postmoderne qui, en abolissant les frontières de toutes sortes, a «essentialisé» l’individu dans un carcan générique uniforme, ils ont extirpé l’individu de sa lignée historique. Il n’est considéré que dans une unicité inaltérable qui aurait réjoui l’anarchiste Max Stirner au XIXe siècle. C’est le problème du développement durable, qui bouleverse le rapport au passé: celui-ci est rejeté car malfaisant, le futur est contesté car porteur d’un progrès dangereux et le présent est appelé à se répéter à l’infini, linéairement. Le temps est biffé: les historiens ont dénoncé cette vision de l’humanité sous le nom de «présentisme».
L’antispécisme réduit l’humain à son animalité, lui déniant tout droit à se placer à un niveau de protection spécifique
La différence étant niée au profit d’une reconnaissance abstraite de toutes les différences, comment dès lors tolérer encore une séparation qui ne peut être qu’arbitraire entre l’homme et l’animal? Voilà le credo des antispécistes. Pourquoi stopper le processus égalitariste? Toute limite une fois anéantie, l’histoire renvoyée à une série d’événements anecdotiques et sans lien entre eux, la confusion entre l’humain et l’animal arrive à son terme. Mais ce développement, logique vu ses prémisses, s’avère évidemment déstabilisant pour une société qui, tout à sa foi antidiscriminatoire, n’avait rien vu venir: d’où les hauts cris qui ont jailli lorsqu’un désormais ancien conseiller national écologiste argovien a comparé les abattoirs à l’holocauste. Il est dommage que cette question n’ait trouvé son épilogue, à savoir la démission du concerné, qu’à travers les hurlements odieux des réseaux sociaux, car le fond de la question a été à peine effleuré.
Si ériger les droits humains au rang de nouvelle morale officielle recèle un potentiel d’abus important, il est évident que leur traduction, après les drames du nazisme et du communisme, dans l’antiracisme ou l’antisexisme constitue une conquête majeure. Mais y englober de fait le monde animal ne risquet-il pas, en définitive, de discréditer ces droits de l’homme dont les antispécistes se réclament pourtant? L’antispécisme réduit l’humain à son animalité, lui déniant tout droit à se placer à un niveau de protection spécifique. Empli du message postmoderne voué à la déconstruction de ce qui a pu accompagner l’espèce humaine dans son évolution, avec ses grandeurs et ses horreurs, l’antispécisme ne relativise-t-il pas en définitive l’être humain lui-même?
Car on laisse entendre que l’humain n’est qu’une espèce parmi d’autres. Pourquoi alors se battre contre le racisme? Comment justifier les valeurs qui créent l’humanité? On voit aujourd’hui le péril: à force de couper l’humain de ses racines, on l’incite à les rétablir, même de façon maladroite. Nier les différences ne crée pas un Tout organique et irénique. L’universalisme aseptisé et moralisateur nourrit la frustration. La mondialisation ne peut être accusée de tout… Le respect se construit dans la reconnaissance réciproque de la différence, des différences. Pourquoi s’intéresser à autrui s’il ne vaut pas plus qu’un animal? La loi protège les animaux et c’est juste. Ne la transformons pas en une annexe des droits de l’«homme»… à moins que le robot ne règle un jour la question!
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