Charles Manson, le démon de l’Amérique des sixties
Le célèbre criminel, qui avait commandité une vague de meurtres aux Etats-Unis dans les années 60, est mort ce dimanche à 83 ans. Retour sur le parcours hallucinant du gourou psychopathe
«As-tu déjà rêvé d'un endroit où tu ne te souvenais pas d'être allée?», demande l'ex-hippie Peter Fonda à une jeune femme fascinée par les sixties dans L’Anglais de Steven Soderbergh, en 1999. «Un endroit qui n'existe peut-être que dans ton imagination. Un endroit lointain, dont tu ne te souviens qu'à moitié, à ton réveil. Quand tu y étais, tu connaissais la langue, tu savais te débrouiller. C'était ça, les années 60. Non, même pas ça. Seulement 66 et le début de 67. C'est tout.» Et ensuite?
Lorsque, l a même année, i l débarque dans le quartier de Haight-Ashbury à San Francisco, Charles Manson, 1 m 57, cheveux longs et guitare vissée dans le dos, pénètre dans le pays d'Oz du psychédélisme, l a Mecque de l a contre-culture et des activistes cools, des filles disponibles et/ou défoncées, des Runaways paumées et des teens curieuses. Le Summer of Love de 1967, le plus bel été de l'histoire de l'Amérique et de la marijuana comme s'il en pleuvait. Les Stones composaient «Sympathy For the Devil» et Jim Morrison «Light My Fire». Un pays d'Oz flanqué d'un ciel sans nuages apparents que rien, ni le spectre satanique lâché par le «polac» Polanski sur l'immeuble Dakota de New York dans Rosema
ry’s Baby, ni le corps en charpie de Jayne Mansfield, retrouvé en ce mois de juin quelque part entre Biloxi et La Nouvelle-Orléans, ne semblait pouvoir obscurcir.
De la réalité et du monde socialisé, Manson, qui est né en 1934 à Cincinatti, ne connaît rien, ou presque. Placé à l'institut de garçons de Plainfield dans l'Indiana dès l'âge de 13 ans, après une enfance de vagabond miséreux dans les jupes d'une mère alcoolique condamnée à cinq années de prison pour attaque à main armée d'une station-service, Charlie n'a vu défiler que des barreaux et des matons, des maisons de redressement pour mineurs et des pénitenciers (McNeil et Terminal Island), et puis Alvin Karpis, unique survivant du gang de Ma Barker, qui lui apprit à jouer de la guitare. Dans les rues de Haight-Ashbury et sur le campus de Berkeley, Manson se sent comme un poisson dans l'eau. Il rêve de devenir un pop singer célèbre. Assis en tailleur dans les piaules des squats du Movement, il se prend pour Bob Dylan ou Country Joe, et égrène de sa voix nasillarde les chansons enragées qu'il a composées en cellule, «Garbage Dump», «Mechanical Man», «Big Iron Door» ou encore «Look at Your Game, Girl».
Un serpent fourbe
Très vite, Manson séduit ceux qui l'écoutent, fascine, et ne tarde pas à aimanter autour de lui une bande disparate de hippies stoned et déboussolés qui, dans le chaos contestataire de l'époque, le prend pour un phare mystique, un mes- sie charismatique vêtu d'une peau de daim. Sorti de son panier de fer, Manson envoûte son auditoire tel un serpent fourbe et maquille l'énergie noire qu'il a accumulée au cours de ses dix-sept années de prison, en un salmigondis mystico-zen qui surfe sur l'air du temps. L'homme prône la liberté sous toutes ses formes, le partage intégral (des filles surtout) et un rapport au monde vaguement panthéiste afin de séduire ses fidèles et bras armés qui formeront bientôt sa «Famille», version embryonnaire du Temple du peuple, la «secte des suicidés» constituée dix ans plus tard par le révérend Jim Jones.
«Charlie m'a emmenée faire une promenade. Et comme on marchait, j'ai trébuché, j'ai failli tomber. Il ne m'a pas touchée. Il a tendu la main, il a avancé son bras sous mon coude. Sans me toucher, mais aussitôt, je me suis redressée, je ne suis pas tombée. Il m'a empêché de tomber sans même me toucher. Il m'a dit: «Tu n'as pas besoin de t o mber. L a chute n'existe pas. Tu ne peux pas tomber.» Celle qui, ce soir-là, n'a pas chuté, c'est Susan Atkins, dite Sadie Mae Glutz, disciple de la première heure, ex-danseuse topless qui, à 17 ans, fut la maîtresse d'Anton Szandor LaVey, ancien forain, conseiller occulte de Polanski sur l e tournage de Rosemary’s Baby et fondateur en 1966 d'une secte luciférienne, The Church of Satan. «Look, bitch, I don’t care a thing about you. You’re going to die and there’s nothing you can do about it» , lancera Atkins à Sharon Tate avant de la poignarder sauvagement et de se lécher les doigts avec son sang.
Car le fond de l'air des sixties est satanique, le tout-Hollywood se passionne pour l'occultisme, et en plein milieu du procès Manson, en 1971, des prédicateurs baptistes tentent de prouver qu'en écoutant «Stairway To Heaven», le titre de Led Zeppelin, on entend distinctement « Pour toi, mon doux Satan». Loser égocentrique, cruel, mégalomane et morbide, Manson passe pourtant pour un chaman christique – il a 33 ans en 1967 – capable de faire des miracles et d'affranchir ses ouailles de la réalité matérielle. D'ailleurs, un doute a longtemps plané sur l'aura magique de cet homme capable de téléguider un carnage à distance. Après tout, le massacre de Sharon Tate et de ses invités s'est déroulé sans celui qui, à quelques miles de la demeure maudite, lança ses furies pour une mission sanguinaire qui allait traumatiser l'Amérique et mettre un terme symbolique au rêve fleuri chanté par Man) Scott McKenzie – «If you’re going to San Francisco, be sure to wear some flowers in your hair…»
Au début de l'année 1968, la Famille Manson compte déjà une trentaine de membres et embarque avec son gourou à bord d'un bus Greyhound repeint en noir pour sillonner la Californie. «Les gens demandaient de quoi on vivait, raconte Susan Atkins, qu'est-ce qu'on mangeait, et nous, on répondait: «Vivre sa vie au jour le jour». Lorsque le car tombait en panne, personne ne savait le réparer chez nous. Chaque fois qu'il s'arrêtait, on s'asseyait par terre, on pensait «bon, nous voilà en panne, et maintenant quoi?» Alors on envoyait une «image» pour qu'un mécanicien passe par là. Quand je dis «image», je veux dire que nous projetions des pensées, et une ou deux filles s'en allaient sur la route faire du stop. Quand nous avions besoin qu'on nous aide, pour le car, il venait toujours quelqu'un.»
Beach Boys et rêves de disque
Au printemps 1968, Dennis Wilson, batteur et membre des Beach Boys, prend ainsi sur Malibu deux filles de la Famille. C'est peut-être ce jour-là que naît la triste postérité de Charles Manson et que s'enclenche l'engrenage infernal qui, quelques mois plus tard, conduira au massacre de Benedict Canyon. Wilson l'hédoniste, fasciné par le charisme de Manson, propose à la Famille de s'installer dans la maison du groupe sur Sunset Boulevard, «un château de clochards de luxe avec des tapis arabes aux murs et des fourrures au sol» (selon Susan Atkins). Charlie fournit les Beach Boys en filles, l'alcool coule à flots, la drogue embue tous les esprits, sauf celui de Manson qui, toujours, veillera à garder le contrôle de lui-même et de son pouvoir de domination. Et voilà le kid de Cincinnati à deux doigts de cette carrière de musicien à laquelle il s'imagine promis.
Convaincu du potentiel artistique de son hôte, Wilson obtient de l'un de ses amis, Gregg Jakobson, un studio afin que Charlie enregistre ses chansons. Il va même jusqu'à lui présenter Terry Melcher, producteur du premier album des Byrds ( Mr. Tambourine
et fils cocaïnomane de Doris Day, la mère-incarnation parfaite du bonheur des fifties, icône en plastique de cet avenir que, la même année, fuyait Dustin Hoffman, le jeune lauréat du film éponyme de Mike Nichols. Manson lui demande de signer le contrat qui fera de lui une star. Melcher veut réfléchir. «Je te rappelle», promet-il à Manson pour qui cette
petite phrase signifie «engagement». Ou pacte avec le diable.
Au cours de l'année 1968, la Famille se partage entre Sunset Boulevard et le Spahn Ranch de Benedict Canyon sur les collines de Sim Hills, en Californie. Dans cette ancienne propriété de William S. Hart, la première star du western muet, furent tournés plusieurs épisodes des séries Bonanza,
The Lone Ranger, Zorro et puis Duel au soleil de King Vidor en 1946. En échange de quelques gâteries sexuelles, George Spahn, 71 ans, a accepté que Manson et les si ens – une quarantaine de membres, femmes et enfants – s'installent gratuitement au milieu des saloons en ruine et des écuries insalubres. Il y a Bobby Beausoleil, musicien et gueule d'ange apparu dans les films underground de Kenneth Anger, Tex Watson, vedette de football originaire du Texas, Dianne Lake, Brooks Poston, Nancy Pitman, des dizaines d'autres recrues et puis les walkyries du groupe qui, en août 1969, répandront le sang sur Benedict Canyon: Patricia Krenwinkel, alias «Big Patty», «Yellow» ou encore «Mary Ann Scott», jeune fille modèle élevée chez les Jésuites; Linda Kasabian; Leslie van Houten; Lynette «Squeaky» Fromme, la même qui, en 1976, manquera d'assassiner le président Gerald Ford; et bien sûr Susan Atkins, la Gorgone aux yeux ébène, flanquée d'une coupe i mpeccable qui évoque celle de Natalie Wood dans la série Peyton Place.
Au cours des premiers mois, la vie au Spahn Ranch semble réaliser l'utopie communautaire qui anime alors une partie de la jeunesse: liberté, sexualité libre, retour à la nature. Le prêtre Manson délivre la bonne parole, organise les jours et les nuits de son petit monde alternatif, de la prise de parole aux relations sexuelles. Sa flûte – qui est une guitare – hypnotise ses ouailles. «Nous étions ses enfants», avouera Linda Kasabian, «des nymphes des bois, courant avec une fleur dans les cheveux et Charlie nous jouait de la flûte», déclara Patricia Krenwinkel. Certains, pourtant, sentent bientôt le vent tourner et quittent l e ranch, effrayés par l'emprise grandissante du chef sur la Famille, ses sautes d'humeur et les propos inquiétants qu'entre deux orgies il tient sur la peur comme voie d'accès royale à l'hyperconscience de soi et du monde. Ceux qui restent vendraient corps et âme pour profiter du magnétisme de leur gourou, qu'ils prennent pour le Messie. Mais pas Dennis Wilson qui, par lassitude ou prescience du drame à venir, a chassé la Famille de son Xanadu hippie.
L’Apocalypse selon les Beatles
Bientôt, la marginalité cède le pas à l'inquiétude, les ressources s'amenuisent, le LSD aussi. Manson organise alors des raids et envoie ses disciples l es plus dévoués commettre ici des vols aux alentours du ranch ou fouiller là dans les poubelles des supermarchés. Charlie se referme progressivement à l'intérieur d'une bulle où ne résonne plus que l'Album bl a nc des Beatl e s , sortile 22 novembre 1968. Les titres «Helter Skelter» et «Revolution 9» font pour lui office de révélation, des crypto-textes qui auraient été écrits pour lui. «Helter Skelter», le nom de code d'Armageddon, cette Apocalypse imminente dont Charlie sera l'ordonnateur et sa Famille, la grande bénéficiaire.
A la lumière des messages codés des Beatles, de la situation de l'Amérique des années 60 et du rôle capital qui lui sera dévolu, Manson passe des nuits d'exégèse folle à relire le chapitre 9 des Révélations: «Les sauterelles étaient comme des chevaux équipés pour l a guerre… Sur leurs têtes, des couronnes semblables à de l'or et leurs vi s ages étai ent des vi s ages d'homme. Elles avaient des cheveux de flamme [les cheveux longs des Beatles] et des dents de lions.» Et l es « cuirasses de fer » qui bardent leur thorax prennent dans son esprit malade la forme des guitare sélectriques. Leur musique? Le rythme? La puissance sonore? «Le bruit de leurs ailes semblable au vacarme de chars aux multiples chevaux se ruant au combat». «Leurs queues étaient les queues de scorpions munies de dards», soit les cordons de leurs instruments. «Les autres anges (les Beatles) ont été relâchés», et les «deux cents millions de cavaliers» qui sèmeront le chaos sur Terre prendront, Manson en est certain, le visage de bandes de motards. Après «Helter Skelter», tout sera détruit, un tiers de l'humanité aura disparu, l a race blanche surtout, à l'exception de la Famille bien sûr.
C'est là qu'intervient le cinquième ange du livre des Révéla- tions, non pas le membre des Beatles mort en 1962 juste avant que le groupe ne trouve son nom, mais Charlie en personne, celui qui détient « l es clés du puits de l'abîme» et qui, en latin, porte le nom d'«Exterminans». L'abîme, cette grotte perdue au milieu de la Death Valley où il a prévu de se réfugier avec les siens et qu'il décrira comme «le royaume du lait et du miel». Car Manson a tout prévu, et la veille de la nouvelle année, autour d'un feu de camp, le voilà qui délivre à ses disciples la marche à suivre, sa grande prophétie apocalyptique. Paul Watkins, qui sera, avec Linda Kasabian, le seul à témoigner contre Manson en octobre 1970, écoute les prédictions du maître, un gospel macabre exposant les motivations délirantes qui présideront au carnage d'août 1969.
L’espoir d’une guerre raciale
Armé de l'album des Beatles dans une main, et de la bible dans l'autre, Charlie a vu le futur et le futur, c'est maintenant. Pour les Noirs, affirme- t- il, l'heure du karma a sonné. Après des siècles d'humiliation et d'exploitation, les Noirs se soulèveront enfin et commettront des crimes atroces contre les Blancs, déclenchant ainsi une guerre raciale, l'Oncle Sam contre les Black Panthers, la guerre des guerres qui conduira à Armageddon. «Helter Skelter». Après tout, les émeutes de Watts en 1965, l'assassinat récent de Martin Luther King et la radicalisation des Panthers, qui prônent désormais la lutte armée, rendent plausible ce soulèvement grandiose qu'hallucine le gourou entre deux volutes de marijuana. Et lorsque l'Apocalypse aura eu lieu, les militants noirs iront chercher Manson au fond de son antre et le supplieront de rebâtir le monde.
Charlie fournit les Beach Boys en filles, l’alcool coule à flots, la drogue embue tous les esprits, sauf celui de Manson qui, toujours, veillera à garder le contrôle de lui-même
Manson installe peu à peu un régime de terreur et sa folie millénariste contamine les membres de la Famille. Il continue de ruminer son Apocalypse raciale, gratte rageusement sa guitare et s'énerve du silence de Terry Melcher, dont il n'a plus aucune nouvelle. Au mois de mars 1969, il décide alors de se rendre à son domicile afin de lui demander des explications. Pourquoi ne rappelle-t-il pas? Pourquoi le contrat promis n'est-il toujours pas signé?
«Faites quelque chose de satanique!»
Sur les hauteurs de Bel Air, le quartier résidentiel de Los Angeles, situé juste en face de Benedict Canyon, 1 0050 Cielo Drive. Construite pour Michèle Morgan en 1940, cette maison au style rustique fut habitée par Cary Grant puis par Melcher, mais celui-ci vient de déménager. Les nouveaux locataires s'appellent Roman Polanski et Sharon Tate, sa femme, étoile montante du cinéma hollywoodien (elle a joué dans La Vallée des poupées et Le Bal des vampires). Manson se fait éconduire par Sharok Atami, le photographe du couple, qui refuse de lui donner la nouvelle adresse de Melcher, tandis que Sharon Tate, qui se prélasse au bord de la piscine, croise, mais de loin, le regard de Charlie. A cet instant, la demeure de Cielo Drive devient pour Manson le symbole de cette Amérique matérialiste et radieuse qu'il vomit, le lieu de l'establishment qu'il rend responsable de ses années de prison et d'exclusion. «Well, I hear that Laurel Canyon is full of famous stars/But I hate them worse than lepers, and I’ll kill them in their cars» : dernière strophe de «Revolution Blues», chanson décrivant la cavale de Manson, écrite par Neil Young en 1974.
Le manque d'argent devient l'une des préoccupations majeures de Manson et le 26 juillet 1969, il se rend à Topanga Canyon, chez Gary Hinman, professeur de musique et fournisseur de drogue occasionnel de la Famille. Persuadés que l'homme dissimule une importante somme d'argent, Manson, Susan Atkins et Bobby Beausoleil débarquent chez Hinman, le torturent trois jours durant, lui tranchent l'oreille d'un coup d'épée et finissent par le tuer. Manson, qui pose secrètement les premières pierres de sa guerre raciale, demande à Bobby Beausoleil d'inscrire sur le mur «political piggy» et de dessiner une patte de félin, symbole des Black Panthers, espérant ainsi brouiller les pistes de l 'enquête. Car pour Manson, comme pour l a free press de l'époque, les porcs (pigs) sont les Blancs de l'ordre établi. «Nous devons créer le chaos et organiser la désintégration de l'ordre du Cochon (pig order)» pouvait-on lire sur une invitation lancée par les Weathermen pour le Conseil de guerre national de Noël 1969, à Flint dans le Michigan. Pour Bernardine Dohrn, membre du Weather Underground et leader de l'American anti-Vietnam War Radical Organization, Charles Manson a «vraiment compris l'inanité de l'Amérique blanche». Le 6 août 1969, Beausoleil est arrêté au volant de sa voiture, les mains maculées de sang et, au sol, le cou- teau avec lequel il a poignardé Hinman.
Deux j ours plus tard, dans l'après-midi du 8 août, Charlie déclare aux membres de la Famille, que le temps d'«Helter Skelter» est venu. Fan inconditionnel d'Hitler, Manson juge les Noirs incapables de se débrouiller sans les Blancs. Pour lui, la femme blanche les apaise. «Je vais leur montrer comment s'y prendre, lance Manson à Paul Watkins, après tout, les Noirs ne savent rien d'autre que ce que les Blancs leur ont appris.» Le soir même, peu après minuit, Charlie envoie alors Katie, Sadie, Linda et Tex Watson en mission dans la maison de Cielo Drive. «Faites quelque chose de satanique!» leur ordonne-t-il. Des amphétamines plein le cerveau, Sadie et les autres s'engouffrent dans une Ford jaune et blanc. Tandis que les trois jeunes femmes font le guet aux abords de la maison, Watson grimpe sur un poteau télégraphique et sectionne les fils. Soudain, un coupé Rambler blanc surgit dans l'allée qui conduit à la maison, c'est Steve Parent, 18 ans, que Tex abat de quatre balles. Tex, Sadie et Katie pénètrent dans la maison, Linda continue de surveiller l'entrée de la résidence.
Sharon Tate passe la soirée avec Jay Sebring, 35 ans, le coiffeur des stars d'Hollywood, Abigail Folger, 26 ans, riche héritière des cafés du même nom, et son petit ami de l'époque, Voytek Frykowski, 37 ans. Ennio Morricone, que Sharon avait invité, s'est décommandé au dernier moment, tandis que Roman Polanski travaille à Londres, où il se prépare à tourner Le Jour du dauphin. L'orgie meurtrière débute lorsque Tex réveille Frykowski, allongé sur un canapé. «Je suis le diable. Je viens faire le travail du diable». Très vite, Tate, Folger et Sebring sont réunis dans le salon, ligotés, torturés, poignardés, mutilés et égorgés. Une nuit interminable orchestrée par un trio infernal dont la folie meurtrière semble sans limite – en 1970, Susan Atkins avouera aux membres du grand jury son indifférence face aux suppliques de Sharon Tate, qu'elle a même songé à éventrer afin d'extraire et de dévorer l'enfant qu'elle portait.
Avant de quitter les lieux, Tex, Katie et Sadie ont pris soin d'écrire le mot «pig» sur la porte d'entrée en trempant leurs mains dans le sang de Sharon. Voytek Frykowski: 51 coups de couteau, 2 balles dans le corps, frappé à 33 reprises à la tête. Sharon Tate, enceinte de huit mois: étranglée, mutilée, 16 coups de couteau au foie, au coeur et au poumon, ligotée au cadavre de Jay Sebring, 7 coups de couteau, abattu d'une balle dans la tête et émasculé.
Le lendemain matin, à 8 heures, Winifred Chapman, la femme de ménage, découvre la scène d'un crime qui allait traumatiser l'Amérique et les riches habitants de Los Angeles, provoquant même, au cours des semaines qui suivirent, une explosion des ventes d'armes et de chiens de garde. «Il était environ 7 heures du soir à l'heure de Londres, a écrit, en 1987, Roman Polanski dans son autobiographie, quand l'appel nous parvint de Los Angeles. Il y a eu une catastrophe à la maison.» Pour Manson, le massacre de Cielo Drive n'est qu'un début, l'Apocalypse qu'il fantasme passe par une death list impressionnante qui comporte, entre autres, les noms de Frank Sinatra, Steve McQueen, Elizabeth Taylor, Richard Burton ou encore Tom Jones. Mais Charlie reproche à son armée la nature désordonnée des meurtres commis la veille. Le soir même, le 10 août 1969, il décide donc de les éduquer. Accompagné par Tex Watson, Linda Kasabian, Sadie Mae et deux nouvelles recrues de la Famille, Leslie van Houten et Steven Grogan, Manson se rend au 3301 Waverly Drive, «Los Feliz», dans la maison de Leno et Rosemary LaBianca, pour y accomplir un même rituel barbare. Rosemary LaBianca: 41 coups de couteau. Leno LaBianca: 4 coups de couteau à la gorge.
A peine arrivé à Los Angeles, Roman Polanski, sous sédatifs, est soumis aux interrogatoires de la police: «Les meurtres n'avaient pas sitôt été découverts que les médias se branchèrent sur les pires ragots de Hollywood et commencèrent à produire toutes sortes d'allusions à des orgies, des parties de drogue, et des pratiques de magie noire. Hollywood n'est pas seulement la communauté la plus malveillante du monde, c'en est aussi l'une des plus inquiètes. Il fallait donc trouver au plus vite une explication permettant de faire indiscutablement porter aux victimes la responsabilité de ce qui leur était arrivé, ainsi, et seulement ainsi, les autres se sentiraient à l'abri. Sharon et ceux qui étaient morts avec elle étaient responsables de leur propre mort parce qu'ils avaient sombré dans des pratiques répréhensibles et avaient de mauvaises fréquentations – voilà ce qu'il convenait de prouver.» ( Roman par Polanski).
L’emballement médiatique
Très vite, la machine herméneutique et paranoïaque des médias américains s'emballe. Dans les colonnes de Newsweek, se souvient Polanski, un article («Une fascinante énigme») relaie les rumeurs les plus folles du moment: «Certains soupçonnent le groupe de s'être amusé à des pratiques de magie noire ce soir-là et ils évoquent la figure d'un Jamaïcain versé dans le vaudou qui serait récemment entré dans l'organisation de trafic de drogue de Frykowski. Ce genre de rituel pourrait expliquer le capuchon qui recouvrait la tête de Sebring et la corde qui le liait à Tate. Il y a même un groupe d'amis pour penser que les meurtres ont résulté d'une parodie d'exécution rituelle qui aurait dégénéré sous l'effet impitoyable des hallucinogènes.» Au mê me mo me n t , l e ma g a - zine Time renchérit et accumule les détails fantaisistes et sordides: «C'était un milieu aussi macabre que tout ce que Polanski a pu décrire dans son exploration cinématographique des recoins les plus sombres et les plus mélancoliques de la nature humaine […]. Sebring était vêtu des seuls restes déchirés d'un boxer-short. Un des seins de Miss Tate avait été tranché… elle avait une marque en forme de X sur le ventre.»
«On aurait dit un ange»
Au nom d'un machiavélisme sans doute idiot, Manson a mélangé toutes les cartes de l'époque, empruntant au vocabulaire de la free press la signature de ses crimes. Les meurtres d'août 1969, à cause de leur sauvagerie et de leur gratuité apparente, à cause des signes épars et contradictoires qu'ils émirent, firent de Manson un poison révélateur, la métastase d'un mouvement contre-culturel à bout de souffle dont la Famille a précipité la fin. Certes, la violence a recouvert l'ensemble des années 1960 et le Flower Power d'un vernis rouge sang (les assassinats politiques, le concert tragique des Stones à Altamont, la guerre du Vietnam, la répression sanglante conduite par l'administration de Nixon), mais en deux nuits fatidiques, toute cette violence, cette opacité d'un monde devenu indéchiffrable, voire sulfureux, s'est cristallisée en une concoction grotesque et effrayante: la politique, le sexe, le satanisme, les Black Panthers, les remugles racistes de l'Amérique white trash, le rock, la protestation et la révolution anti-establishment – Jerry Rubin, fondateur du Youth International Party et activiste star des sixties avec Abbie Hoffman, ne fut-il pas l'un des principaux soutiens de Manson? Et le massacre des «pigs», la réalisation catastrophe et dépolitisée du manifeste révolutionnaire des Weathermen?
Pourtant, «on aurait dit un ange», écrivit de Manson Susan Atkins dans Child of Satan, Child of God, titre des mémoires qu'elle publia en 1978, quatre ans après sa reconversion aux Born Again Christians en prison et raccourci impeccable de cette Amérique bi-face, Marilyn et Manson, tournée vers Dieu et tentée par le diable. La Famille, telle une hydre à plusieurs têtes, fut-elle victime d'un phénomène de possession collective ou du devenir follement prosaïque d'une bande de paumés tombés sous le joug doctrinaire d'un imprécateur dément?
« Avant les meurtres, a écrit Polanski, je n'avais jamais songé que les hippies pouvaient représenter un danger. Au contraire, je voyais en eux un phénomène qui nous avait tous influencés et avait modifié notre vision de la vie. J'avais vu aussi dans leur mouvement une preuve supplémentaire de la richesse de l'Amérique […]. La mort de Sharon est la seule ligne de partage qui ait réellement compté dans ma vie.» Un avant et un après donc, dans la vie de Polanski bien sûr, mais aussi et surtout dans l'histoire maudite des sixties.
L’ère du «bad trip»
Telle apparaît la puissance symbolique des meurtres de Cielo Drive: un masque noir tombé sur le visage d'une Amérique insouciante et libertaire, une éclaboussure de trop qui modifia radicalement l'image de la contre-culture et de ses pratiques, comme en témoigne l'évolution du traitement cinématographique de la figure du hippie. Il y a eu l'époque solaire d'Easy Rider, avec ses deux hippies aussi emblématiques que sympathiques, Dennis Hopper et Peter Fonda, traversant cheveux au vent une Amérique conservatrice et anxiogène. Le film de Hopper est sorti en salles le 14 juillet 1969, trois semaines avant les meurtres perpétrés par Manson et ses bacchantes féroces.
Ce fut ensuite l'époque post-Manson, celle de la descente et du bad trip: les hippies sont toujours là, mais sur eux plane désormais le fantôme de Satan (la secte inquiétante que croise dans la Death Valley le «roadrunner» de Point limitezéro de Richard Sarafian en 1971) ou de la menace (ces marginaux terroristes que traque Dirty – Clint Eastwood – Harry dans L’inspecteur ne renoncejamais en 1976). Les psychiatres de la prison de Corcoran, Californie, où a croupi Manson jusqu'à la fin de ses jours, avaient diagnostiqué chez lui une schizophrénie paranoïde. Jusqu'au bout, Charlie a continué de jouer de la guitare, toujours convaincu que son heure allait venir.
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Le prêtre Manson délivre la bonne parole, organise les jours et les nuits de son petit monde alternatif, de la prise de parole aux relations sexuelles Susan Atkins avouera au jury son indifférence face aux suppliques de Sharon Tate, qu’elle a même songé à éventrer afin d’extraire et de dévorer l’enfant qu’elle portait