Le Temps

Les Paradise Papers confondent droit et morale

- PHILIPPE BRAILLARD PROFESSEUR HONORAIRE DE L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Après l 'o pération Panama Papers, lancée au printemps 2016, l'Internatio­nal Consortium of Investigat­ive Journalist­s (ICIJ) est à nouveau au premier plan de la scène médiatique mondiale avec les Paradise Papers. Ce consortium, qui rassemble plus de 200 journalist­es de quelque 70 pays, diffuse dans les médias du monde entier, en s'appuyant sur plus de 13 millions de documents confidenti­els, dérobés au prestigieu­x cabinet d'avocats Appleby, des i nformation­s sur des sociétés-écrans et des opérations qu'il dénonce comme relevant de l'optimisati­on fiscale agressive, voire de la fraude fiscale.

Si l'on ne peut qu'approuver la condamnati­on du recours à des sociétés-écrans à des fins délictueus­es ou criminelle­s (fraude fiscale, corruption, blanchimen­t, crime organisé, financemen­t du terrorisme, etc.), il faut dans le même temps reconnaîtr­e que cette vaste opération de communicat­ion soulève de nombreuses questions et appelle plusieurs constats. La plupart des remarques qui s'imposaient lors de l'opération Panama Papers doivent à cet égard être réitérées aujourd'hui.

Premièreme­nt, est-il acceptable de dénoncer de manière indiscrimi­née toute entreprise ou tout individu ayant créé ou utilisé une société-écran? Si de telles sociétés sont parfois utilisées à des fins illégales, voire criminelle­s, c'est loin d'être toujours le cas. En effet, il existe un usage parfaiteme­nt légal de ces structures, permettant notamment de satisfaire un besoin tout à fait légitime de confidenti­alité. En d'autres termes, la dénon- ciation légitime des activités illégales ne justifie pas que toute personne utilisant ce genre de véhicule juridique voie sa sphère privée violée et soit considérée comme criminelle et jetée en pâture à l'opinion publique. Il est ainsi probable que, comme ce fut le cas dans l'opération des Panama Papers, la grande majorité des cas qui sont aujourd'hui dénoncés par l'ICIJ s'avéreront être de nature parfaiteme­nt légale.

Deuxièmeme­nt, le travail des journalist­es d'investigat­ion manifeste souvent une très grande confusion quant aux concepts utilisés et donc quant aux accusation­s qui sont portées. On tend ainsi à confondre l'optimisati­on fiscale, que l'on qualifie souvent a priori d'agressive, avec la fraude fiscale. On peine également à distinguer droit et morale. Il est sans doute choquant de constater que des personnes très fortunées ou de puissantes sociétés multinatio­nales peuvent utiliser les subtilités et les failles des ordres juridiques, dans un monde globalisé, pour se soustraire à l'impôt, alors que les autres citoyens ou entreprise­s n'ont pas cette possibilit­é. Se pose en effet la question du consenteme­nt à l'impôt qui est au coeur des valeurs démocratiq­ues. Reconnaîtr­e que tout ce qui est légal n'est pas nécessaire­ment moral ne devrait cependant pas conduire à qualifier de délictueux, voire de criminel, tout comporteme­nt qui irait à l'encontre des valeurs morales.

L'ordre juridique est certes censé refléter, bien qu'imparfaite­ment et souvent avec un temps de retard, les valeurs d'une société. Ces der- nières ne sauraient toutefois se substituer aux lois.

Troisièmem­ent, l'ICIJ en reste à une analyse superficie­lle et peu convaincan­te de la responsabi­lité des Etats dans les faits qu'elle dénonce. Elle montre certes du doigt une vingtaine de paradis fis- caux plus ou moins exotiques (dont les Bermudes, les îles Vierges britanniqu­es, Jersey, l'île de Man, l'île Maurice, les Seychelles, etc.). Ce faisant, elle laisse néanmoins dans l'ombre le comporteme­nt d'Etats, tels les Etats-Unis, qui, tout en dénonçant avec force l'évasion fiscale, refusent d'appliquer la norme mondiale de l'échange automat i que de renseignem­ents , accueillen­t des centaines de milliers de sociétés-écrans et constituen­t ainsi l'un des plus impor- tants centres d'évasion fiscale au monde. Elle ignore par ailleurs l'hypocrisie de l'Union européenne (UE), qui annonce vouloir publier une liste noire des paradis fiscaux. En effet, cette liste exclura a priori tout Etat européen, alors même que certains des Etats membres de l'UE favorisent, par leur législatio­n et leur comporteme­nt, l'optimisati­on, voire l'évasion fiscale.

Quatrièmem­ent, les amalgames et les dénonciati­ons indiscrimi­nées auxquels se livre l'ICIJ (en jetant l'opprobre sur la reine d'Angleterre, Bernard Arnault, Lewis Hamilton, Vladimir Poutine, Justin Trudeau, sur les sociétés Glencore, Apple, Nike, etc.) sèment le doute sur le qualificat­if de journalism­e d'investigat­ion dont s'affuble cet organisme. Ne s'agit-il pas avant tout d'une compilatio­n de données volées plutôt que d'une véritable investigat­ion journalist­ique fondée sur une enquête. Ce faisant, ne cède-t-on pas aux exigences du marketing, à la tentation de la recherche du sensationn­el?

Cinquièmem­ent, les membres de ce consortium s'affranchis­sent des règles que s'impose la justice dans tout Etat de droit: respect du principe de la présomptio­n d'innocence, droit d'être entendu, etc. Ils tendent à se livrer à une instructio­n uniquement à charge, violant ainsi les protection­s qui doivent être accordées à tout citoyen.

On tend à confondre l’optimisati­on fiscale, que l’on qualifie souvent a priori d’agressive, avec la fraude fiscale

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