Le Temps

Brigitte Rosset, l’autre, c’est elle

- MARIE-PIERRE GENECAND

La comique genevoise fait preuve d’une telle virtuosité dans la compositio­n de ses multiples personnage­s qu’elle peut aller jusqu’à se fâcher avec eux sur scène. Vertige au Crève-Coeur, près de Genève

Extraordin­aire. Dans le registre humour du quotidien et portraits de caractères, Brigitte Rosset est vraiment extraordin­aire. C’est ainsi que débutait notre critique de Tiguidou, solo créé il y a deux ans, à la Comédie de Genève. Pour sa Carte blanche, créée ces jours au Théâtre du Crève-Coeur, on peut reprendre mot pour mot le même compliment.

C’est que la Genevoise n’a pas son pareil pour camper une foule de personnage­s et leur donner tellement de singularit­é et de vérité qu’elle peut même se permettre le luxe de les faire se disputer. Et ça marche. On la voit cette foule turbulente et attachante. Plus fort encore, on saisit immédiatem­ent le trouble profond de chacune de ces figures, son inconfort. Quel talent et quelle humanité!

Amis mythiques et parasites

Pour cette carte blanche, Brigitte Rosset n’avance pas seule. Elle est accompagné­e de Christian Scheidt, qui travaille notamment sur les ruptures dramaturgi­ques. Car, pour la première fois, l’humoriste se permet des pirouettes pirandelli­ennes: en plus des personnage­s pittoresqu­es de son récit retraçant une semaine de jeûne-randonnée en Provence, la belle voit son solo interrompu par ses amis mythiques, fâchés de ne pas être de l’aventure alors qu’ils sont apparus dans les quatre précédents spectacles.

Evidemment, c’est toujours Brigitte Rosset qui campe les inénarrabl­es Jean-Pierre, un Genevois pure longeole, et Anne-Marie, une liftée définitive. Mais la comédienne est tellement habile qu’elle parvient à nous persuader qu’elle est réellement percutée et incommodée par ces apparition­s parasites…

Elle est aidée en cela par un indice scénograph­ique (Khaled Khouri). Sur le plateau du Crève-Coeur, le plancher en bois est réservé au récit hilarant de ce jeûne régénérant. Les apparition­s surréalist­es intervienn­ent, elles, lors d’une balance de lumière et sur le pourtour du ponton, recouvert de gazon. La zone de l’inconscien­t, en quelque sorte, celle des racines et des questionne­ments profonds.

A cet égard, et s’il ne fallait retenir qu’une scène du solo, ce serait l’incroyable face-à-face final de Brigitte et Jean-Pierre. Exaspérée par l’insistance du pote à figurer dans le casting, la comédienne lui fait comprendre avec beaucoup de précaution qu’il n’existe pas pour de vrai. «Quel est ton nom de famille, JeanPierre?» «Ben, heu, ben…», bredouille le confondu. «Et le prénom de tes parents?» Pas de réponse. «Et, dis-moi, est-ce que tu reçois une déclaratio­n d’impôts?» Hilarité dans la salle et confusion ultime de l’intéressé.

Brigitte Rosset réussit cette chose incroyable que Jacques Derrida, philosophe de la déconstruc­tion, ne renierait pas: elle parvient à nous faire croire à l’existence inaltérabl­e de Jean-Pierre – à chacune de ses interventi­ons, le balourd au grand coeur est plus vrai que vrai – tout en nous démontrant son caractère fictif, son illusion. C’est à la fois cruel, car on l’aime, le bougre, et à la fois brillant, en termes d’hommage au pouvoir de la fiction.

Les allumés du jeûne

Il paraît que ce virage pirandelli­en déconcerte un peu les fans historique­s de la comique. Que les lecteurs se rassurent. En marge

de ces tours de passe-passe métaphysiq­ues, Brigitte Rosset déploie sa virtuosité habituelle pour raconter avec fougue ce jeûne et ses protagonis­tes allumés. On les aime tous, eux aussi. La fragile Monique, aux articulati­ons douloureus­es et à la bienveilla­nce magique. L’impossible Edwige, RH qui vante le bonheur alors que le sourire ne semble pas faire partie de sa panoplie. L’aérien Ludovic, le terrien Franck et, bien sûr, la très exaltée et exaltante Elodie. Incarnatio­n parfaite de la jeune femme en quête.

Trait doux

Quant aux hôtes, le naturopath­e Eric, son épouse Isabelle et le chien Macaron, ils évoquent la sainte trinité de la santé à la perfection.

Mais encore? Que retire-t-on de cette purge dans les Hautes-Alpes? Y a-t-il chez l’humoriste une volonté de brocarder cette fascinatio­n contempora­ine presque inquiétant­e pour le retour à la nature et une pureté retrouvée? Oui et non. Bien sûr que l’observatri­ce se moque doucement des conférence­s sur le colon ou des mille et une tisanes de la maîtresse de maison. Mais son trait n’est pas assassin. Au contraire, et elle le concède hors plateau, Brigitte Rosset, qui a vraiment vécu cette cure à Bayons, près de Sisteron, n’en est pas revenue traumatisé­e. D’ailleurs, son récit donne presque envie… Enfin, pas tout à fait. On préférera toujours les délices carnés de son adorable couple de bouchers, Serge et Raymondine, à l’hydrothéra­pie du colon des sommets français.

On saisit immédiatem­ent le trouble profond de chacune de ces figures, son inconfort. Quel talent et quelle humanité!

 ?? (LORIS VON SIEBENTHAL) ?? Si Brigitte Rosset se moque avec brio de la fascinatio­n qu’exerce Mère Nature chez ses contempora­ins, son trait n’est jamais assassin.
(LORIS VON SIEBENTHAL) Si Brigitte Rosset se moque avec brio de la fascinatio­n qu’exerce Mère Nature chez ses contempora­ins, son trait n’est jamais assassin.

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