Brigitte Rosset, l’autre, c’est elle
La comique genevoise fait preuve d’une telle virtuosité dans la composition de ses multiples personnages qu’elle peut aller jusqu’à se fâcher avec eux sur scène. Vertige au Crève-Coeur, près de Genève
Extraordinaire. Dans le registre humour du quotidien et portraits de caractères, Brigitte Rosset est vraiment extraordinaire. C’est ainsi que débutait notre critique de Tiguidou, solo créé il y a deux ans, à la Comédie de Genève. Pour sa Carte blanche, créée ces jours au Théâtre du Crève-Coeur, on peut reprendre mot pour mot le même compliment.
C’est que la Genevoise n’a pas son pareil pour camper une foule de personnages et leur donner tellement de singularité et de vérité qu’elle peut même se permettre le luxe de les faire se disputer. Et ça marche. On la voit cette foule turbulente et attachante. Plus fort encore, on saisit immédiatement le trouble profond de chacune de ces figures, son inconfort. Quel talent et quelle humanité!
Amis mythiques et parasites
Pour cette carte blanche, Brigitte Rosset n’avance pas seule. Elle est accompagnée de Christian Scheidt, qui travaille notamment sur les ruptures dramaturgiques. Car, pour la première fois, l’humoriste se permet des pirouettes pirandelliennes: en plus des personnages pittoresques de son récit retraçant une semaine de jeûne-randonnée en Provence, la belle voit son solo interrompu par ses amis mythiques, fâchés de ne pas être de l’aventure alors qu’ils sont apparus dans les quatre précédents spectacles.
Evidemment, c’est toujours Brigitte Rosset qui campe les inénarrables Jean-Pierre, un Genevois pure longeole, et Anne-Marie, une liftée définitive. Mais la comédienne est tellement habile qu’elle parvient à nous persuader qu’elle est réellement percutée et incommodée par ces apparitions parasites…
Elle est aidée en cela par un indice scénographique (Khaled Khouri). Sur le plateau du Crève-Coeur, le plancher en bois est réservé au récit hilarant de ce jeûne régénérant. Les apparitions surréalistes interviennent, elles, lors d’une balance de lumière et sur le pourtour du ponton, recouvert de gazon. La zone de l’inconscient, en quelque sorte, celle des racines et des questionnements profonds.
A cet égard, et s’il ne fallait retenir qu’une scène du solo, ce serait l’incroyable face-à-face final de Brigitte et Jean-Pierre. Exaspérée par l’insistance du pote à figurer dans le casting, la comédienne lui fait comprendre avec beaucoup de précaution qu’il n’existe pas pour de vrai. «Quel est ton nom de famille, JeanPierre?» «Ben, heu, ben…», bredouille le confondu. «Et le prénom de tes parents?» Pas de réponse. «Et, dis-moi, est-ce que tu reçois une déclaration d’impôts?» Hilarité dans la salle et confusion ultime de l’intéressé.
Brigitte Rosset réussit cette chose incroyable que Jacques Derrida, philosophe de la déconstruction, ne renierait pas: elle parvient à nous faire croire à l’existence inaltérable de Jean-Pierre – à chacune de ses interventions, le balourd au grand coeur est plus vrai que vrai – tout en nous démontrant son caractère fictif, son illusion. C’est à la fois cruel, car on l’aime, le bougre, et à la fois brillant, en termes d’hommage au pouvoir de la fiction.
Les allumés du jeûne
Il paraît que ce virage pirandellien déconcerte un peu les fans historiques de la comique. Que les lecteurs se rassurent. En marge
de ces tours de passe-passe métaphysiques, Brigitte Rosset déploie sa virtuosité habituelle pour raconter avec fougue ce jeûne et ses protagonistes allumés. On les aime tous, eux aussi. La fragile Monique, aux articulations douloureuses et à la bienveillance magique. L’impossible Edwige, RH qui vante le bonheur alors que le sourire ne semble pas faire partie de sa panoplie. L’aérien Ludovic, le terrien Franck et, bien sûr, la très exaltée et exaltante Elodie. Incarnation parfaite de la jeune femme en quête.
Trait doux
Quant aux hôtes, le naturopathe Eric, son épouse Isabelle et le chien Macaron, ils évoquent la sainte trinité de la santé à la perfection.
Mais encore? Que retire-t-on de cette purge dans les Hautes-Alpes? Y a-t-il chez l’humoriste une volonté de brocarder cette fascination contemporaine presque inquiétante pour le retour à la nature et une pureté retrouvée? Oui et non. Bien sûr que l’observatrice se moque doucement des conférences sur le colon ou des mille et une tisanes de la maîtresse de maison. Mais son trait n’est pas assassin. Au contraire, et elle le concède hors plateau, Brigitte Rosset, qui a vraiment vécu cette cure à Bayons, près de Sisteron, n’en est pas revenue traumatisée. D’ailleurs, son récit donne presque envie… Enfin, pas tout à fait. On préférera toujours les délices carnés de son adorable couple de bouchers, Serge et Raymondine, à l’hydrothérapie du colon des sommets français.
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On saisit immédiatement le trouble profond de chacune de ces figures, son inconfort. Quel talent et quelle humanité!