Le Temps

Chez Addax, on fermait les yeux sur la corruption

L’entreprise pétrolière sino-genevoise ferme ses portes le 10 décembre, laissant 174 employés sur le carreau. Un document confidenti­el révèle comment sa direction a évincé les cadres qui s’alarmaient de ses pratiques de corruption en Afrique

- SYLVAIN BESSON @SylvainBes­son

L’aveuglemen­t du management chinois a directemen­t conduit à la fermeture de l’antenne genevoise d’Addax Petroleum. C’est ce que révèlent des documents confidenti­els du cabinet d’audit Deloitte

C’est le pire scandale qui ait éclaboussé le secteur suisse des matières premières en 2017. Début décembre, le bureau genevois d’Addax Petroleum, filiale du géant chinois Sinopec, fermera ses portes en laissant 174 employés sur le carreau. Pékin a préféré tirer la prise après que l’entité suisse du groupe a payé 31 millions de francs pour clore une enquête ouverte à Genève pour corruption.

Ce désastre industriel aurait pu être évité, révèle une lettre adressée il y a un an par le cabinet d’audit Deloitte à Sinopec. Dans ce document, Deloitte indique en effet que plusieurs hauts cadres d’Addax s’étaient inquiétés à l’interne de versements suspects destinés au Nigeria ou au Gabon. A la suite des signalemen­ts de plusieurs lanceurs d’alerte, Deloitte avait demandé une enquête interne. Mais les dirigeants chinois d’Addax ont ignoré les avertissem­ents et écarté tous les cadres dissidents. Enquête sur un fiasco.

La direction chinoise d’Addax Petroleum a systématiq­uement mis à l’écart les cadres qui s’inquiétaie­nt de ses versements de pots-de-vin en Afrique, licenciant les plus offensifs avec de généreux «parachutes dorés» destinés à acheter leur silence. C’est ce que révèle un document confidenti­el du cabinet d’audit Deloitte, que s’est procuré Le Temps.

Visée début 2017 à Genève par une enquête pour corruption, Addax Petroleum avait accepté de verser 31 millions de francs au canton en juillet dernier au titre de réparation­s. Pékin a ensuite décidé de fermer cette filiale de son entreprise d’Etat Sinopec, officielle­ment pour réduire les coûts à la suite de la chute des prix du pétrole. Les bureaux genevois d’Addax fermeront début décembre et les 174 employés seront licenciés.

Cette fin abrupte nourrit l’amertume à l’interne sur le comporteme­nt de la direction, accusée d’avoir sabordé un fleuron de l’industrie pétrolière genevoise.

Aujourd’hui, il apparaît que plusieurs cadres de l’entreprise avaient alerté leurs supérieurs sur les risques de corruption et leurs conséquenc­es potentiell­ement fatales pour la survie d’Addax. Mais au lieu d’être écoutés, ils ont été limogés.

Le document de Deloitte qui relate les faits se lit comme un véritable manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de gouvernanc­e et de prévention des risques de corruption dans l’industrie pétrolière.

La lettre du 4 mai

«Durant notre audit, plusieurs lanceurs d’alerte dans de multiples juridictio­ns, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur d’Addax (y compris d’anciens employés), nous ont communiqué leurs inquiétude­s» à propos de versements suspects de quelque 100 millions de dollars au Nigeria et au Gabon, écrit Deloitte dans le document daté du 18 novembre 2016.

Cette lettre, adressée notamment au conseil d’administra­tion de Sinopec Internatio­nal, la maison mère d’Addax, est cosignée par Thierry Aubertin, l’un des principaux responsabl­es du bureau de Deloitte à Genève.

Le 4 mai 2016, précise Deloitte, le directeur financier d’Addax et son numéro deux «ont écrit une lettre formelle exprimant leur inquiétude au directeur général d’Addax, le pressant d’ouvrir une enquête [concernant le versement des 100 millions]. Aucune action n’a été menée, mais nous notons que le directeur financier a quitté Addax dans un bref délai et que le manager responsabl­e des finances a été licencié.»

Selon trois sources proches de l’entreprise, au moins cinq cadres supérieurs ont été évincés depuis 2012 après avoir exprimé

«Robert Bulstra a expliqué qu’il trouvait le contrat avec Kaztec louche. Il a été débarqué et humilié par Yi Zhang»

UNE SOURCE BIEN INFORMÉE SUR ADDAX

leur inquiétude face aux versements suspects d’Addax en Afrique.

Le premier, Robert Bulstra, avait servi de directeur intérimair­e après le rachat d’Addax par les Chinois en 2009. En 2012, selon nos sources, il a refusé de signer un contrat suspect avec une société d’ingénierie nigériane, Kaztec Engineerin­g.

Cette société agissait comme sous-traitant au Nigeria mais devait surtout «consolider les relations» avec la ministre du Pétrole de l’époque, Diezani Alison-Madueke, explique un initié. Selon Deloitte, les paiements à Kaztec étaient exagérés, à hauteur d’au moins 80 millions de dollars, et servaient en partie à «corrompre des fonctionna­ires» nigérians afin de garantir à Addax un traitement fiscal favorable dans le pays africain.

«Bulstra a expliqué en 2012 qu’il trouvait le contrat avec Kaztec louche, et qu’il n’avait pas envie de le signer. Il a été débarqué et humilié par Yi Zhang, le directeur chinois de l’époque, qui a dû signer à sa place», explique un initié.

Addax a refusé de répondre à nos questions touchant au document de Deloitte, à la corruption ou aux cadres licenciés. La société se borne à souligner que le licencieme­nt de son personnel se fera dans le cadre d’un plan social, en consultati­on avec les autorités genevoises.

«Arrogance folle»

Fin 2015, c’est au tour du directeur financier Hans van Geloven de tirer la sonnette d’alarme à propos du contrat Kaztec et d’autres versements problémati­ques. Il n’est pas écouté et quitte l’entreprise en juillet 2016, avec un généreux parachute doré.

«Il y a eu une arrogance folle de la part des Chinois, explique une personne qui a suivi le dossier de près. Ils ont cru qu’ils allaient pouvoir se débarrasse­r du problème en payant. Avec une seule personne, ça aurait peut-être été possible. Mais il y a eu d’autres gens.»

En avril 2016, John Baillie, un vice-président canadien d’Addax, quitte l’entreprise avec une solide compensati­on financière. Lui aussi était mal à l’aise avec les paiements nigérians. Et la série continue. En novembre 2016, le numéro deux de Hans van Geloven aux finances, Alan Hopper, est mis à pied. Il avait cosigné la lettre de mise en garde du 4 mai à propos des versements africains.

Paquet d’argent

Enfin, cette année, le vice-président responsabl­e des opérations et de la production, Ruud Schrama, ancien de Shell et Néerlandai­s comme la plupart des démissionn­aires, a quitté Addax après que l’affaire de corruption est devenue publique. Il est parti «avec un bon paquet d’argent», selon l’expression de plusieurs initiés, non sans avoir auparavant manifesté son désaccord sur les paiements nigérians au sein du comité exécutif d’Addax.

Malgré les généreuses compensati­ons financière­s qui leur ont été attribuées, la plupart des cadres démissionn­aires auraient négocié, au moment de leur départ, le droit de pouvoir témoigner en justice concernant de possibles faits de corruption. Et selon nos informatio­ns, plusieurs «lanceurs d’alerte» internes ont été entendus durant l’enquête genevoise ouverte sur Addax au début de l’année.

Le document de Deloitte contient de nombreux détails accablants sur l’attitude de la direction d’Addax lorsqu’elle a été confrontée aux allégation­s de corruption. Sur 100 millions de versements suspects, 20 auraient été camouflés sous forme d’honoraires versés à quatre études d’avocats au Nigeria. Or le travail

«Ce que les avocats font avec leur argent n’est pas mon problème, ce qui compte c’est le résultat»

YI ZHANG, ANCIEN DIRECTEUR CHINOIS D’ADDAX, CITÉ PAR DELOITTE

fourni par ces soi-disant «conseiller­s juridiques» était pathétique, non profession­nel, voire inexistant.

Interrogé par Deloitte sur les prestation­s de ces études, et la nature probableme­nt corruptive des versements, la réponse du directeur chinois, Yi Zhang, a été lacunaire: «Je ne sais pas», «qui sait?», ou encore: «Ce que les avocats font avec leur argent n’est pas mon problème, ce qui compte c’est le résultat», aurait-il déclaré à ses cadres.

Une Chopard à 75 000 dollars

Les lanceurs d’alerte cités par le cabinet d’audit ont formulé d’autres accusation­s. Addax aurait acheté une montre Chopard à 75 000 dollars destinée à la ministre nigériane du Pétrole, Diezani Alison-Madueke, mais l’objet n’aurait jamais été remis et aurait disparu, volé peut-être par la direction de l’entreprise. Celle-ci aurait aussi touché des rétrocessi­ons sur certains potsde-vin versés au Nigeria, ou sur des contrats destinés à des sous-traitants au Gabon.

Enfin, à Genève, Addax aurait perçu une taxe occulte sur les salaires de ses employés chinois, afin d’alimenter une caisse noire utilisée par la direction.

Dans son document, Deloitte ne présente pas ces diverses assertions comme vérifiées ou vraies. Mais le cabinet d’audit estime qu’elles auraient dû faire l’objet d’une enquête interne en bonne et due forme.

Au lieu de cela, la direction d’Addax a eu «un comporteme­nt et des réponses inappropri­ées», notamment la résiliatio­n du mandat de l’auditeur. Ce qui a poussé Deloitte à annoncer ses soupçons de corruption publiqueme­nt, déclenchan­t ensuite l’enquête pénale genevoise et la fermeture de l’entreprise.

A la lumière de ces faits, la justice genevoise n’aurait-elle pas dû poursuivre son enquête, au lieu de se contenter du versement de 31 millions de dollars début juillet?

Yves Bertossa, le magistrat qui a instruit l’affaire, ne le pense pas: «Les paiements suspects ont eu lieu, sans explicatio­n cohérente ou plausible. Mais pour affirmer qu’ils ont fini dans les poches de fonctionna­ires, il fallait obtenir la coopératio­n du Nigeria. C’était cela l’obstacle, la difficulté de cette enquête.»

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(DENIS BALIBOUSE/REUTERS) Le siège genevois d’Addax doit fermer ses portes le 10 décembre.

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